Ce rapport entre le mot et la chose est une question que se pose Platon dans un dialogue intitulé le Cratyle. Il oppose deux personnages, Cratyle et Hermogène. Cratyle est persuadé que les mots imitent les choses et sont donc naturellement justes. Hermogène, lui, est convaincu que le langage est conventionnel. C’est à dire que l’on se met d’accord sur l’usage des noms. La preuve est que cet usage change, que les mots voient leur sens dériver, que certains disparaissent et que d’autres apparaissent à leur tour. Une autre preuve est tout simplement la multiplicité des langues qui sont autant de conventions différentes sur l’usage des mots. Il ne faut tout de même pas s’étonner si les grecs pensant que la langue était un absolu voyaient dans tous ceux qui ne parlaient pas grec des barbares, c’est à dire étymologiquement ceux qui ne savent pas faire un usage correct du langage.
« SOCRATE : Mais voici ce qu’après cela je voudrais encore savoir de toi: par rapport à nous, quelle est la fonction des noms et quels beaux effets devons ¬nous dire qu’ils produisent? – CRATYLE: À mon avis personnel, leur fonction est d’enseigner, et ceci peut être posé sans aucune réserve, que savoir les noms c’est savoir aussi les choses. – SOCRATE : Peut-être est-ce donc, Cratyle, quelque chose de ce genre que tu veux dire: sachant quel est le nom, et il est tel qu’est précisément la chose, on saura dès lors aussi ce qu’est la chose, puisque justement la chose se trouve être semblable au nom et qu’en fin de compte c’est à une seule et même discipline que ressortit tout ce entre quoi existe ressemblance mutuelle? Évidemment, selon moi, tu suis ce principe quand tu dis: qui connaîtra les noms, connaîtra aussi les choses. – CRATYLE: Ton langage est la vérité même. – SOCRATE: Eh bien donc! voyons en quoi peut bien consister, à l’égard des réalités, ce mode d’enseignement dont tu parles maintenant, et voyons aussi s’il en existe encore un autre, celui-ci meilleur assurément, ou s’il n’y en a même pas d’autre que ce dernier. Qu’en penses-tu ? – CRATYLE: Ceci pour ma part, qu’il n’y en a absolument pas d’au¬tre, que c’est lui qui est à la fois le seul et le meilleur. – SOCRATE : Mais est-ce que, selon toi, la découverte aussi des réalités consiste en ceci précisément, que découvrir les noms équivaut à avoir découvert les choses mêmes dont ils sont les noms? Ou bien chercher et trouver doivent-ils relever d’un pro¬cédé distinct, tandis qu’apprendre le sera de celui-ci? – CRATYLE : Rien de plus certain: chercher et trouver relèvent sous un même rapport de cet identique mode d’enseignement. – SOCRATE: Eh bien! Cratyle, allons et représentons¬ nous le cas d’un homme qui, en quête de la connaissance des choses, don¬nerait le pas aux noms, examinant ce que veut dire chacun d’eux, est-ce que tu te représentes qu’il n’est point petit le risque qu’il court d’être induit en erreur? – CRATYLE: Comment cela? – SOCRATE: Manifestement, celui qui, le premier, a établi les noms, c’est selon le jugement qu’il se faisait des choses qu’il a aussi établi les noms, telle est bien en effet notre thèse, n’est-ce pas ? – CRATYLE : Oui. – SOCRATE : Suppose donc que ce personnage n’en juge pas de façon correcte et qu’il établisse les noms en conformité de ce jugement, quelle sera, à ton avis, notre situation, à nous qui marchons sur ses pas? Ne sera-ce point d’être induits en erreur? – CRATYLE : Mais prends garde, Socrate, qu’il n’en soit pas ainsi, et qu’au contraire ce ne soit en connaissance de cause que les noms ont été établis par celui qui les a établis. Autrement, il n’y aurait même pas de noms, ainsi justement que naguère je le disais. Or, voici qui doit constituer à tes yeux le plus puissant témoignage de la sûreté avec laquelle celui qui a établi les noms s’est tenu dans la vérité: c’est que, sans cela, jamais un ensemble à ce point concertant ne se fût réalisé pour lui. N’avais-tu pas toi-même conscience, lorsque tu parlais, de toute l’identité de rapport, de toute l’identité d’objet, qui existe universellement dans la forma¬tion des noms? – SOCRATE : Ceci toutefois, mon brave Cratyle, ne constitue nullement une justification. Suppose en effet que, dès le principe, celui qui a établi les noms, ait commis une faute et qu’il se soit dès lors fixé là-dessus pour régler de force les autres termes et les contraindre à rester concertants avec lui-même, il n’y aurait là rien d’anormal, et ce serait comme avec les constructions des géomètres, où parfois, à la suite d’une petite erreur initiale inaperçue, la foule, déjà très grande, des conséquences qui en découlent s’accordent les unes avec les autres. Obligation donc, en toute matière et pour tout homme, de faire porter sur le point de départ le plus gros effort de détermination, le plus gros effort d’examen, en vue de savoir si c’est à bon droit, ou non, qu’on se l’est donné pour principe. Mais, une fois ledit point de départ suffisamment mis à l’épreuve, il y a, par la suite, évidence de tout ce qui découle de ce point de départ. »
Platon, Cratyle, 436d-437d, trad. Robin
Aujourd’hui c’est la linguistique qui étudie ce principe de construction du sens autour des mots. Ferdinand de Saussure, l’inventeur de cette science allait dans le sens d’Hermogène en montrant que finalement, une langue est un système de signes qui se donne pour objectif de combiner arbitrairement des concepts et des signes acoustiques:
« Le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire, ou encore, puisque nous entendons par signe le total résultant de l’association d’un signifiant à un signifié, nous pouvons dire plus simplement: le signe linguistique est arbitraire.
Ainsi, l’idée de «sœur » n’est liée par aucun rapport intérieur avec la suite des sons s-ô-r qui lui sert de signifiant; il pourrait être aussi bien représenté par n’importe quelle autre:
A preuve les différences entre les langues et l’existence même de langues différentes le signifié «bœuf)) a pour signifiant b-o-f d’un côté de la frontière, et o-k-s (Ochs) de l’autre.
Le principe de l’arbitraire du signe n’est contesté par personne; mais il est souvent plus aisé de découvrir une vérité que de lui assigner la place qui lui revient. Le principe énoncé plus haut domine toute la linguistique de la langue; ses conséquences sont innombrables. Il est vrai qu’elles n’apparaissent pas toutes du premier coup avec une égale évidence; c’est après bien des détours qu’on les découvre, et avec elles l’importance primordiale du principe.
Une remarque en passant : quand la sémiologie sera organisée, elle devra se demander si les modes d’expression qui reposent sur des signes entièrement naturels — comme la pantomime — lui reviennent de droit. En supposant qu’elle les accueille, son principal objet n’en sera pas moins l’ensemble des systèmes fondés sur l’arbitraire du signe. En effet, tout moyen d’expression reçu dans une société repose en principe sur une habitude collective ou, ce qui revient au même, sur la convention. Les signes de politesse, par exemple, doués souvent d’une certaine expressivité naturelle (qu’on pense au Chinois qui salue son empereur en se prosternant neuf fois jusqu’à terre), n’en sont pas moins fixés par une règle; c’est cette règle qui oblige à les employer, non leur valeur intrinsèque. On peut donc dire que les signes entièrement arbitraires réalisent mieux que les autres l’idéal du procédé sémiologique; c’est pourquoi la langue, le plus complexe et le plus répandu des systèmes d’expression, est aussi le plus caractéristique de tous; en ce sens, la linguistique peut devenir le patron général de toute sémiologie, bien que la langue ne soit qu’un système particulier.
On s’est servi du mot symbole pour désigner le signe linguistique, ou plus exactement ce que nous appelons le signifiant. Il y a des inconvénients à l’admettre, justement à cause de notre premier principe. Le symbole a pour caractère de n’être jamais tout à fait arbitraire; il n’est pas vide, il y a un rudiment de lien naturel entre le signifiant et le signifié. Le symbole de la justice, la balance, ne pourrait pas être remplacé par n’importe quoi, un char, par exemple.
Le mot arbitraire appelle aussi une remarque. Il ne doit pas donner l’idée que le signifiant dépend du libre choix du sujet parlant (on verra plus bas qu’il n’est pas au pouvoir de l’individu de rien changer à un signe une fois établi dans un groupe linguistique) ; nous voulons dire qu’il est immotivé; c’est-à-dire arbitraire par rapport au signifié, avec lequel il n’a aucune attache naturelle dans la réalité.
Signalons en terminant deux objections qui pourraient être faites à l’établissement de ce premier principe:
1°) On pourrait s’appuyer sur les onomatopées pour dire que le choix du signifiant n’est pas toujours arbitraire. Mais elles ne sont jamais des éléments organiques d’un système linguistique. Leur nombre est d’ailleurs bien moins grand qu’on ne le croit. Des mots comme fouet ou glas peuvent frapper certaines oreilles par une sonorité sugges¬tive; mais pour voir qu’ils n’ont pas ce caractère dès l’origine, il suffit de remonter à leurs formes latines (fouet dérivé de fagus «hêtre», glas = classicum); la qualité de leurs sons actuels, ou plutôt celle qu’on leur attribue, est un résultat fortuit de l’évolution phonétique.
Quant aux onomatopées authentiques (celles du type glou-glou, tic-tac, etc.), non seu¬lement elles sont peu nombreuses, mais leur choix est déjà en quelque mesure arbitraire, puisqu’elles ne sont que l’imitation approximative et déjà à demi conventionnelle de certains bruits (comparez le français ouaoua et l’allemand wauwau). En outre, une fois introduites dans la langue, elles sont plus ou moins entraînées dans l’évolution phoné¬tique, morphologique, etc., que subissent les autres mots (cf. pigeon, du latin vulgaire pipio, dérivé lui-même d’une onomatopée) : preuve évidente qu’elles ont perdu quelque chose de leur caractère premier pour revêtir celui du signe linguistique en général, qui est immotivé.
2°) Les exclamations, très voisines des onomatopées, donnent lieu à des remarques analogues et ne sont pas plus dangereuses pour notre thèse. On est tenté d’y voir des expressions spontanées de la réalité, dictées pour ainsi dire par la nature. Mais pour la plupart d’entre elles, on peut nier qu’il y ait un lien nécessaire entre le signifié et le signifiant. II suffit de comparer deux langues à cet égard pour voir combien ces expres¬sions varient de l’une à l’autre (par exemple au français aïe! correspond l’allemand au !). On sait d’ailleurs que beaucoup d’exclamations ont commencé par être des mots à sens déterminé (cf. diable! mordieu! = mort Dieu, etc.).
En résumé, les onomatopées et les exclamations sont d’importance secondaire, et leur origine symbolique en partie contestable. »
Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale 1ère partie, chap. I §2, pp.100 sq.,ÉD. PAYOT.
Un autre linguiste va introduire une nuance dans cette affirmation. En effet, pour Benvéniste, il existe pour chacun de nous une identité fondamentale entre les objets que désignent les mots et les mots eux-mêmes. Sinon, nous ne pourrions jamais penser avec les mots et il faudrait sans cesse que nous réfléchissions pour donner à chaque mot son sens particulier. En fait, il affirme que les mots ne désignent pas des objets, mais des concepts. Ainsi, la construction de la langue se ferait en deux étapes: d’abord on rassemblerait des objets différents sous un même concept – par exemple, tous les chevaux seraient mis dans un même ensemble – et ensuite c’est à ce concept que l’on donnerait un nom. Ainsi, ce qui est arbitraire en fait, c’est le découpage préalable du monde en concepts. Le lien entre ces concepts et les mots qui vont servir à les désigner est lui en revanche finalement nécessaire.
« Par rapport à une même réalité, toutes les dénominations ont égale valeur; qu’elles existent est donc la preuve qu’aucune d’elles ne peut pré¬tendre à l’absolu de la dénomination en soi. Cela est vrai. Cela n’est même que trop vrai – et donc peu instructif. Le vrai problème est autrement pro¬fond. Il consiste à retrouver la structure intime du phénomène dont on ne perçoit que l’apparence extérieure et à décrire sa relation avec l’ensemble des manifestations dont il dépend.
Ainsi du signe linguistique. Une des composantes du signe, l’image acoustique, en constitue le signifiant; l’autre, le concept, en est le signifié. Entre le signifiant et le signifié, le lien n’est pas arbitraire; au contraire, il est nécessaire. Le concept (« signifié ») « boeuf » est forcément identique dans ma conscience à l’ensemble phonique (« signifiant ») böf. Comment en serait-il autrement? Ensemble les deux ont été imprimés dans mon esprit; ensemble ils s’évoquent en toute circonstance. Il y a entre eux symbiose si étroite que le concept « boeuf » est comme l’âme de l’image acoustique böf. L’esprit ne contient pas de formes vides, de concepts innommés. […]
L’esprit n’accueille de forme sonore que celle qui sert de support à une représentation identifiable pour lui ; sinon, il la rejette comme inconnue ou étrangère. Le signifiant et le signifié, la représentation mentale et l’image acoustique, sont donc en réalité les deux faces d’une même notion et se composent ensemble comme l’incorporant et l’incorporé. Le signifiant est la traduction phonique d’un concept; le signifié est la contrepartie mentale du signifiant. Cette consubstantialité du signifiant et du signifié assure l’unité structurale du signe linguistique. »
E. Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, Tome I, pp. 51-52, Gallimard, 1966.
Par conséquent, aussi étonnant que cela puisse paraître, le débat entre Cratyle et Hermogène n’est pas encore clôt de nos jours.
le signifiant et le signifié ne peuvent exister separement, indépendament. Il est donc acceptable que la nature a quelque chose à y jouer.
Tout dépend de ce que vous appelez « nature ». Le simple fait que deux élémets soient nécessairement liés ne me semble pas signifier que ce soit la nature qui les lie, à moins de considérer que les conventions produites par l’hommes relèvent de la nature, ce qui peut se penser; mais cela réclamerait pas mal d’argumentation, quasiment un développement à part entière.