Profitons de l’actuelle réflexion que nous menons, en cours, sur le désir. On sent bien, peu à peu, qu’on va en venir à cette alternative : soit on voit dans le désir une puissance qui suinte de notre être comme une sueur, une moiteur intime certes, mais étrangère aussi et dès lors dérangeante; soit on considère le désir comme ce mouvement initié au plus profond de son être, tellement proche de notre racine qu’on serait capable de ne pas s’y reconnaître, à force de s’être éloigné de soi-même à la faveur des incitations à se conformer à une norme qu’on a tellement bien intégrée qu’on semble coïncider exactement avec cette seconde peau. Le désir serait tellement radical (au sens où il serait à la racine de l’être qui l’éprouve) qu’on n’ose pas l’accompagner, et que la volonté peut préférer s’en méfier, s’arc-bouter contre cet élan, de peur qu’on s’y perde.
En lecteur attentif de Spinoza, Gilles Deleuze est de ceux dont on sent, en le lisant et en l’écoutant parler que s’il philosophe, c’est par désir. Aussi ne sera t-on pas étonné de croiser chez lui de nombreux textes qui s’interrogent sur l’extinction du désir. En voici un exemple. Et comme on est dans la perspective tracée par Spinoza au dix-septième siècle, il est question de joie, cet état dont on pourrait dire qu’il est l’ensemble des forces qui résistent à la tristesse :
« De même que vous ne savez pas ce que peut un corps, de même qu’il y a beaucoup de choses dans le corps que vous ne connaissez pas, qui dépassent votre connaissance, de même il y a dans l’âme beaucoup de choses qui dépassent votre conscience. Voilà la question : qu’est ce que peut un corps ? de quels affects êtes vous capables ? Expérimentez, mais il faut beaucoup de prudence pour expérimenter. Nous vivons dans un monde plutôt désagréable, où non seulement les gens mais les pouvoirs établis ont intérêt à nous communiquer des affects tristes. La tristesse, les affects tristes sont tous ceux qui diminuent notre puissance d’agir. Les pouvoirs établis ont besoin de nos tristesses pour faire de nous des esclaves. Le tyran, le prêtre, les preneurs d’âmes, ont besoin de nous persuader que la vie est dure et lourde. Les pouvoirs ont moins besoin de nous réprimer que de nous angoisser, ou, comme dit Virilio, d’administrer et d’organiser nos petites terreurs intimes. La longue plainte universelle sur la vie : le manque à être qu’est la vie… On a beau dire « dansons », on est pas bien gai. On a beau dire « quel malheur la mort », il aurait fallu vivre pour avoir quelque chose à perdre. Les malades, de l’âme autant que du corps, ne nous lâcheront pas, vampires, tant qu’ils ne nous auront pas communiqué leur névrose et leur angoisse, leur castration bien-aimée, le ressentiment contre la vie, l’immonde contagion. Tout est affaire de sang. Ce n’est pas facile d’être un homme libre : fuir la peste, organiser les rencontres, augmenter la puissance d’agir, s’affecter de joie, multiplier les affects qui expriment ou enveloppent un maximum d’affirmation. Faire du corps une puissance qui ne se réduit pas à l’organisme, faire de la pensée une puissance qui ne se réduit pas à la conscience.»
Gilles Deleuze, Dialogues