Dans l’extrait de Ecologica que j’ai évoqué ces derniers jours, André Gorz cite cet autre ouvrage, dont il est l’auteur, Le Traitre. Aussi ai-je eu la curiosité de plonger un peu dedans ce week-end, dans une lecture un peu trop diagonale, sur laquelle il faudra que je revienne plus posément.
Les dernières pages proposent sur le travail un regard assez différent de celui qui a été le nôtre ces derniers temps. Son propos peut semble au premier abord un peu obscur. L’analyse semble laisser la place à une méditation plus libre que ce à quoi nous avons pu assister chez Marx, par exemple. Pourtant, il semble qu’un des intérêts de ce texte soit de creuser la réflexion sur le rapport qu’il y a entre le travailleur et ce qu’il fait. Ici, celui qui travaille semble entretenir avec son oeuvre une relation qu’on pourrait appeler « dialectique » : le travailleur décide de ce qu’il fait, mais peu à peu, ce qu’il fait prend une forme d’autonomie, lui échappe en partie, ou plutôt, ça échappe à celui qu’il était au début du processus, et seul celui qu’il devient peut être véritablement en phase avec l’objet du travail. C’est pour cela que le travail ne s’achève pas dans le résultat qu’il visait au début.
Mais alors, comment lire ce texte ? Il l’indique lui-même : si lire un texte, c’est le travailler, alors voici comment il faut s’y prendre : « Pour remuer la matière des choses, il faut laisser leur pesanteur descendre en soi. » Pour comprendre ce texte, il faut le laisser descendre en soi, il faut en somme le laisser faire. Il y a toujours un moment, quand on étudie un texte, où il en vient à faire ce qu’il est censé faire, à produire son effet. Et autant l’auteur écrit pour savoir ce qu’i pense, et découvrir quel penseur il est, autant le lecteur lit pour découvrir quel lecteur il est.
Assez curieusement, si on ne lit pas le tout dernier paragraphe, on a envie de conclure que ce que le travail met en évidence, c’est qu’on est inachevé, et que le travail contribue à nous former, à nous faire devenir autre. Et pourtant, Gorz conclut sur une idée apparemment opposée : « Il faut accepter d’être fini ». En fait, cette conclusion ne contredit pas ce que nous avons dit de « l’incomplétude » humaine : le travail nous fait devenir ce qu’on n’est originellement pas. A ce titre, il est le signe du fait qu’on n’est pas achevé. Mais ce qu’on devient par le travail, c’est un fait accompli; et ça dépasse l’intention qu’on pouvait avoir tout d’abord, parce que le processus du travail nous embarque plus loin que le simple résultat visé. Nous constatons après coup ce que l’action a fait de nous. L’à-venir est l’espace de la liberté, des possibilités multiples. Mais au présent, ce résultat des étapes précédentes que nous avons traversées, il est fini, achevé, on ne peut revenir en arrière.
C’est peut-être chez Sartre qu’on trouve une expression possible de cette idée, quand dans Saint-Genêt, comédien et martyre, il écrit que « Ce qui importe, ce n’est pas ce qu’on a fait de nous, mais ce que nous faisons de ce qu’on a fait de nous ». Je ne peux plus rien changer de ce qu’on a fait de moi, y compris si c’est moi-même qui me suis fait ainsi. Ce qui est fait, est fait. En revanche, tant que je vis, je peux continuer à oeuvrer, et devenir ainsi ce que je ne suis pas encore, qui devra être considéré, une fois accompli, comme ce à quoi j’ai destiné (et non ce à quoi j’étais destiné, la nuance est ici cruciale).
Voici comment André Gorz agence cette thèse :
« il y a une loi de l’action qu’on ne refuse qu’en refusant l’action elle-même : à savoir que pour agir, il faut se faire inerte. Pour remuer la matière des choses, il faut laisser leur pesanteur descendre en soi. Le bras qui fend la bûche doit se pondérer en masse et la pensée, si spéculative qu’elle soit, imiter le mouvement de la matière, se pondérer de ses inerties et s’y soumettre en les faisant lois. Il y a une patience du fini ; imitant la matière qu’il travaille, l’agent doit y persévérer jusqu’à s’en épaissir et accepter de se perdre au profit du résultat. (Se préférer à tout résultat est l’attitude du dilettante (…)) Son Faire est voué à retourner à l’Etre ; sa réussite sera cet échec. Les résultats sont détestables, mais plus encore ceux qui (aventuriers, saints, esthètes) se préfèrent à eux. Il faut s’aimer très peu pour agir, renoncer d’emblée à coïncider jamais avec cet Etre en quoi le résultat fige à la fin l’action qui l’a produite. C’est au commencement seulement (d’une vie, d’une entreprise, d’un couple…) que les fins déterminent les moyens à inventer, que le projet façonne le monde à l’image d’un but qui est absence. A mesure que vous avancez, les moyens forgés perpétuent dans l’inertie de leur matière la finalité première (et souvent déjà morte) de vos actes passés : au début vous étiez maître souverain faisant surgir le néant d’une oeuvre à faire là où il n’y avait que chaos de matériaux bruts, vous contraigniez la matière à imiter l’homme. Ensuite, vos fins coulées dans l’agencement de l’inertie vous regardent d’un oeil de pierre et, concourant par inertie vers le but projeté, la matière vous impose vos fins comme sa propre loi et détermine l’homme, réduit à l’imiter. La fin de la maison, du roman, du couple, n’est plus que le remplissage des vides laissés par l’activité passée, et ce remplissage (la dernière touche apportée au tableau, le dernier chapitre du roman), s’il requiert encore votre liberté, la pétrifie déjà : ce n’est plus elle qui détermine présentement la nature des tâches ; elle est elle-même requise par ce qu’elle a fait avant : vos actes antérieurs préfigurent ceux qui doivent suivre. Votre liberté passée vient à votre rencontre, dehors, avec la nécessité d’un destin. Vous devenez le serviteur de l’agent souterrain que vous fûtes.
Le résultat est à ce prix. Il faut accepter d’être fini : d’être ici et nulle part ailleurs, de faire ça et pas autre chose, maintenant et pas jamais ou toujours ; ici seulement, ça seulement, maintenant seulement – d’avoir cette vie seulement. »
André Gorz, Le Vieillissement; in Le traitre