Il y a, dans le célèbre texte que Marx consacre au travail aliéné, une phrase un peu énigmatique, qui dit ceci : « Travail forcé, il n’est pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail » ( Manuscrits de 1844 ). De quoi s’agit-il ? D’un travail qui n’est pas effectué en vue d’obtenir ce qu’on y fait, d’une activité qui n’est qu’un intermédiaire pour obtenir, au-delà de ce qui est fait, autre chose que ce que concrètement, on fait. Dès lors qu’il s’agit d’un travail salarié, on se trouve dans la sphère de cette aliénation : quoi qu’on fasse, on ne travaille pas pour faire ce qu’on fait, puisque ce qu’on fait, on l’a par avance cédé à celui qui verse le salaire. Ajoutons qu’il ne paie pas le fruit de ce travail, puisqu’il ne paie que le travail, c’est à dire le temps et l’énergie consacrés à transformer la matière première qui, elle aussi, lui appartient. Dès lors, on travaille d’autant moins à faire quelque chose que cette chose qu’on fait, on en est par avance dépossédé par le cadre qui nous paie pour le faire. Du point de vue de l’employé (point de vue tout de même important, puisque c’est lui qui s’use ainsi au labeur), tout ce qui lui reste de son travail, , c’est l’argent qu’il y gagne. Un argent qui n’a pas pour rôle de racheter le fruit de son propre travail, mais de s’approprier le fruit du travail des autres quand il achète des marchandises qu’il n’a pas lui-même produites, pour le profit de ceux qui les emploient car, dans la logique que met en lumière Marx, ce sont les mêmes qui tirent un bénéfice du travail de leurs employés, et qui vendent ensuite la marchandise produite, en tirant de cette vente un nouveau bénéfice, fait sur le dos des employés de nouveau.
Ce moment où on ce qu’on fait au travail, on ne le fait que pour des raisons tout à fait extérieures à ce qu’on fait, Louis Malle réussissait, en 1972, à le saisir fugitivement, dans un long métrage documentaire intitulé Humain, trop humain. Plantant ses caméras dans l’usine Citroën de Rennes, il produisait une sorte de double visuel de l’analyse marxienne, mettant en lumière ce que pourrait être un travail véritable, celui qui accomplirait l’essence de l’ouvrier, et ce qu’est le travail aliéné, celui dans lequel et l’ouvrier, et son oeuvre, se perdent.
Marx écrit que le travail trahit l’essence de l’ouvrier (« En quoi consiste l’aliénation du travail ? D’abord dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans le travail, celui-ci ne s’affirme pas, mais se nie »). Pour comprendre cela, il faut se poser la question suivante : quelle est l’essence de l’ouvrier ? Il y a une réponse simple à cette question puisque toute l’essence de l’ouvrier se concentre dans son action. Demandons nous donc, que fait-il ? Il œuvre. C’est à dire que ce qu’il fait, il le fait de lui-même, par lui-même. Il est l’auteur de son action, il s’y investit, et le fruit de son travail, il en est maître. Si on met de côté la question de la propriété des moyens de production (Louis Malle ne filme pas dans une usine Renault qui, dans les années 70, était une régie nationalisée, dont les produits, après tout, pouvaient considérés comme une propriété commune à tous les français, l’ouvrier Renault travaillant, somme toute, pour lui-même; ici, on est chez Citroën, et les GS dont on voit le puzzle peu à peu s’assembler sont propriété de l’entreprise Michelin, qui est alors propriétaire de Citroën, parce qu’elle en est l’actionnaire majoritaire), si on s’en tient à ce que les ouvriers de cette usine font, on voit bien que certains d’entre eux savent ce qu’ils font : certains peignent, certains ajustent, certains soudent. On voit ce qu’ils font, on sait ce qu’ils font. Même si rien ne leur appartient, ils ont au moins un métier, un savoir-faire qu’ils peuvent mettre en œuvre, même si c’est à très bas prix. On est là dans un monde ouvrier qui demeure maître de ce qu’il fait, quand bien même économiquement, il est dépossédé du fruit de son travail. Pour le dire en termes marxiens, en tant que prolétaires, ils sont exploités, mais au moins, leur savoir-faire, lui, demeure leur capital personnel.
Mais on ne peut pas regarder ce document sans avoir une attention particulière pour ces ouvriers particuliers que sont les ouvrières. La quasi totalité des plans qui les mettent en scène sont une énigme : on n’a aucune idée de ce qu’elles font. Et on a beau regarder, on ne parvient pas à déterminer ce que c’est qu’elles ont entre les mains, qui est pourtant censé être l’outil, ou le fruit de leur travail. L’ouverture du troisième temps du film, qui met en scène cette femme qui plie des tiges de métal selon un gabarit qu’elle a en permanence en mains, est un grand moment d’incertitude : que fait-elle ? Nous ne le savons pas, et nous ne le saurons pas. Mais le sait-elle, elle-même ? On ne le saura pas non plus, parce qu’en fait, cela importe peu : elle peut parfaitement faire ce qu’elle fait sans savoir ce qu’elle fait. Elle pourrait même le faire sans savoir que cela participe à la construction d’une voiture. Ce n’est qu’une suite de gestes, qu’il s’agit de répéter à l’infini, tels que le gabarit impose de les exécuter. N’importe qui pourrait faire ceci, parce que ça pourrait être, en fait, n’importe quoi.Ici, l’essence de l’ouvrier, qui consiste en l’aptitude à œuvrer, est proprement niée. La simple exécution de taches est une aliénation du travail véritable, au sens où elle en est la négation, l’envers; le négatif. Ça ressemble à première vue à du travail, ça en a la lointaine apparence, mais c’est en réalité autre chose que du travail ; du point de vue de ces employés, c’est plutôt une sorte de moment d’égarement, ils font acte de présence, parce que ce qui doit être fait nécessite le support de leur corps. Ils ne vendent pas leurs organes ni leurs membres, mais ils les louent pour quelqu’un d’autre s’en serve, et en tire bénéfice.
Reste un mystère : la seconde partie du film, qui abandonne l’usine de Rennes pour rôder Porte de Versailles, dans le parc des expositions où se déroule, en ce temps là annuellement, le Salon de l’auto. En fait, c’est sans doute la partie du film qui dépasse et prolonge l’analyse que Marx propose en 1844. Entre temps, le non sens a gagné du terrain, et si les ouvriers se dépensent pour des intérêts qui ne sont pas avant tout les leurs, et si à la limite on peut comprendre qu’ils le fassent (ils n’ont pas vraiment le choix : leur vie ne leur appartient pas, puisqu’ils doivent la gagner ), on s’aperçoit, devant ces plans saisis au Salon de l’auto, que le comportement des clients potentiels est au moins aussi mystérieux que celui des ouvriers.Tout d’abord, rappelons-le : ils ne gagneront rien à acheter telle voiture plutôt que telle autre. Quoi qu’ils achètent, ils perdront de l’argent, car rien ne se vend à perte. Si les vendeurs brossent le visiteur dans le sens du poil, c’est pour l’amadouer, pas pour le servir. Le client n’est jamais roi, car de roi, il n’y en a qu’un, que tous les clients ne peuvent pas l’être simultanément, et puis les rois se servent, ils prennent, ils s’octroient, ils pillent; mais ils ne paient pas. Du vendeur et de l’acheteur, c’est toujours le premier qui est gagnant, toujours lui qui pille l’autre. Revenons vers une description marxienne de ce processus : ce que Michelin, l’actionnaire, prend à l’ouvrier, il le prend aussi au client. Le client, lui aussi, aliéné, au sens où la vente ne se fait pas à son bénéfice. Reprenons la formule initiale, et détournons la : « L’achat n’est pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors de l’achat ». Si la marchandise est produite, il est nécessaire qu’elle soit consommée. Un manque qu’il est nécessaire de combler, c’est ce qu’on appelle un besoin. Dès lors, l’achat correspond bien à la satisfaction d’un besoin, mais ce n’est pas, dans le cas de la voiture, d’un besoin de motorisation qu’ils s’agit. Il ne s’agit jamais d’autre chose que d’un besoin d’écouler la marchandise. Rien d’autre dans le fond, quand bien ça semble être tout autre chose en apparence. A aucun moment, la voiture n’a été ni conçue, ni construite, ni vendue pour l’usage que le client allait en avoir. Ça, l’usage, c’était juste ce qui allait l’attirer sur ce stand ci plutôt que chez Peugeot. Mais la raison réelle de l’existence de la GS, ce n’est pas le transport de ses passagers, c’est le fait que, par elle, on détourne le désir mécanique, la nécessité de se déplacer, l’énergie des ouvriers, la valeur ajoutée à la matière première, le génie des ingénieurs pour transformer cela en valeur ajoutée, en bénéfice. La totalité du processus de production de la marchandise, dont l’achat n’est qu’un des rouages, a pour but d’aliéner des forces, des idées, de l’argent. Et si le client a l’impression d’être au centre de toutes les attentions, c’est seulement parce qu’il est une proie plus farouche, qu’il s’agit d’avoir tout particulièrement à l’oeil. Les ouvriers, eux, ils n’ont pas le choix, ils ne risquent pas de se sauver; ils sont captifs.
En somme, la consommation est tout aussi aliénante que la production ; il s’agit toujours d’être possédé, de se faire avoir. Si on regarde la seconde partie de Humain, trop humain, dans cette perspective, ça semble sauter aux yeux : les discours tenus ne servent qu’un seul projet, se persuader soi-même qu’on fait le bon choix, qu’on a le sens des affaires, ce qui pour le client relève toujours de l’illusion. Si on observe correctement, on s’aperçoit qu’il se passe quelque chose de très étonnant : en fait, les visiteurs font carrément le boulot des vendeurs, qui n’ont plus qu’à les regarder faire. De la même façon que les clients des supermarchés sont capables de faire gratuitement le « travail » de la caissière, sous son nez, les visiteurs du salon de l’auto font l’article des modèles, mieux que s’ils étaient payés pour le faire. C’est normal, en fait : plus que le vendeur, c’est le client qui a besoin d’être persuadé que ce qu’il fait, il le fait pour lui. Et s’il a besoin de s’en persuader, c’est précisément parce que dans le fond, il sait que ce n’est pas le cas. L’achat n’est supportable, en tant qu’acte aliénant, que dans la mesure où il se drape dans la fausse dignité de la bonne affaire, de la négociation avantageuse. Croire que l’achat relève du pouvoir, c’est se raconter des histoires. L’achat est tout aussi contraint que la production, c’est un acte aliéné, et aliénant au même titre que le travail ouvrier tel que Marx le décrit. Il n’y a pas de pouvoir d’achat.
En bonus, ceux qui ont envie de lire un texte critique bien mené à propos de Humain, trop humain, de Louis Malle, pourront se rendre à cette adresse : Quand Louis Malle filmait le travail à la chaîne
NB : à la fin de cette semaine commence le Salon de l’auto de 2016. Voici l’occasion d’aller faire quelques observations de terrain.