Pour compléter l’article précédent, puisque certains des lecteurs de ces lignes pourraient ne pas faire partie d’une de mes classes cette année, et appartenir en revanche à cette masse considérable, à cette multitude d’employés qui, quotidiennement, ont le sentiment de perdre leur vie à la gagner, se préparent chaque matin en se demandant s’il est digne de se plaindre de devoir se lever pour aller au boulot quand tant de personnes, elles, n’ont pas dormi de la nuit parce qu’elles n’en ont pas, pour tous ceux qui, donc, souffrent chaque jour de la façon dont on les fait bosser, voici ce texte de Karl Marx, un grand classique, qui est évoqué dans l’article précédent, dans lequel on trouve théorisée ce qu’il appelle « l’aliénation du travail », c’est à dire le processus de dépossession que subit le travailleur dès lors que son énergie, son temps, son corps, son esprit, mais aussi le fruit de son travail, le sens de son travail, parfois sa personnalité toute entière, sont captés et investis par autre chose que lui-même, pour autre chose que lui-même :
En quoi consiste l’aliénation du travail ?
D’abord dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans le travail, celui-ci ne s’affirme pas, mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du travail, et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Il est comme chez lui quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il ne se sent pas chez lui. Son travail n’est donc pas volontaire, mais contraint ; c’est du travail forcé. Il n’est pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste. Le travail extérieur, le travail dans lequel l’homme s’aliène, est un travail de sacrifice de soi, de mortification. Enfin, le caractère extérieur à l’ouvrier du travail apparaît dans le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas lui-même mais appartient à un autre… L’activité de l’ouvrier n’est pas son activité propre. Elle appartient à un autre, elle est la perte de soi-même.
Karl Marx. Manuscrits de 1844
Toute ressemblance avec vous-même n’est peut-être pas fortuite. Et si vous-même avez la chance de ne pas voir les conditions dans lesquelles vous travaillez faire perdre tout sens à ce que vous faîtes, (car le travail n’est pas nécessairement aliéné, et si le travail aliéné n’appartient pas à l’essence de l’ouvrier, c’est bien qu’il y a, dans la définition de l’ouvrier libre, de l’ouvrier non spolié, une conception possible d’un travail libérateur, épanouissant, humanisant, compatible avec le bonheur), vous discernez certainement autour de vous des amis, des voisins, vos employés peut-être, ou bien ces personnes qui – les choses sont bien faîtes – sont suffisamment pauvres pour devoir accepter de faire chez vous ce que vous même leur confiez parce que vous êtes un peu plus riche, et que l’Etat vous aide à entretenir ce décalage qui fait qu’on peut contraindre les autres à faire ce à quoi on essaie soi-même d’échapper, des hommes et souvent bien plus encore des femmes qui se reconnaîtraient très bien dans ce portrait que dresse Marx de ce travailleur qui aurait pu s’accomplir dans son action, et se trouve cependant, quotidiennement, contraint à agir au bénéfice de l’accomplissement de quelqu’un, ou de quelques-uns d’autre que lui.
Si vous avez du mal à voir de qui on parle, visualisez quelques exemples (certains ont été trouvés par mes élèves en classe, et ils n’ont pas eu besoin d’aller chercher bien loin) : la caissière de supermarché, le télé-marketeur, et plus largement, tout employé qui travaille sur une plateforme d’appel téléphonique, un casque sur les oreilles, un micro devant la bouche, avec le client dans l’oreille gauche, le responsable de plateau dans l’oreille droite, qui doit venir en tenue professionnelle (costume cravate pour les hommes, on ne sait pas trop quoi pour les femmes), alors que personne ne le voit, qui doit se tenir droit sur sa chaise de bureau, alors que personne ne le voit, qui doit sourire, alors que personne ne le voit (le sourire, ça s’entend), qui doit adopter un prénom neutre, tant en matière de genre qu’en matière d’ethnie, un accent neutre aussi, parce que le client ne doit pas avoir le sentiment de parler avec quelqu’un qui se trouve à Casablanca, quand bien même il se trouve à Casablanca, le chroniqueur de Cyril Hanouna qui, sur le plateau de TPMP, ne s’amuse pas avec un pote, mais se voit donner des missions par son patron. Il suffit de regarder une seule fois l’émission dans cette perspective, avec ses jeux humiliants, ses remarques vexantes, ce harcèlement permanent, pour réaliser ce qui se passe sous le regard d’un public souvent encore jeune et malléable : un type se permet absolument tout, tout simplement parce qu’il est le patron, l’employeur, celui qui paie ses employés, employés dont on peut admettre qu’ils ont tous une caractéristique commune : ils n’ont nul autre emploi où aller, et ils partagent cette condition avec les téléspectateurs : il faut bien qu’eux aussi gagnent leur vie. On montre donc tous les soirs à de futurs employés ce qu’il en coûte de devoir aller gagner son pain quotidien, et ce qu’il faut endurer pour avoir la chance de « travailler ».
L’employé de maison de retraite, qui s’était lancé dans cette profession parce qu’il s’était dit, encore jeune, que les personnes âgées avaient besoin d’un peu de considération dans ce monde, et qu’il se verrait bien, justement, être ce genre de personne qui leur porte quotidiennement une respectueuse attention, et qui se retrouve à lever, doucher, habiller, convoyer au petit déjeuner des « vieux », à la chaîne, criant sur ceux qui ralentissent son rythme, bousculant un peu ceux qui ont du mal à enfiler tel vêtement, oubliant tout ce que réclame la décence quand il s’agit de travailler dans la sphère intime des personnes dont on partage le lit, la douche, les toilettes, le linge sale, les draps sales, bref, réalisant qu’en fait il ne travaille pas pour des personnes âgées, mais pour des actionnaires majoritaires qui ont pour objectif, non pas d’accompagner au mieux les seniors vers une fin de vie digne et heureuse, mais de siphonner totalement le capital des familles de la classe moyenne ; le VRP qui voit bien que ses primes dépendent de son habileté à endetter davantage encore des familles qui sont déjà à l’agonie ; le professeur qui ne peut plus être l’auteur de son cours parce qu’on lui dicte littéralement le propos qu’il doit tenir, heure par heure, à ses élèves, qui ne peut plus faire passer les connaissances dont il sait, pourtant, qu’elles valent le coup d’être transmises, qui doit faire du chiffre, abattre des copies comme d’autre déforestent l’Amazonie, accumuler les notes, faire entrer davantage d’élèves dans sa salle de classe, et davantage encore d’heures de cours dans son emploi du temps, parce que s’il veut gagner plus, il faudra qu’il travaille plus, ce qui évitera de revaloriser son travail, et qui n’a plus le temps, dès lors, de rien faire correctement, plus le temps en particulier de penser ; et le chauffeur Uber, et le livreur Amazon, et tous ceux à qui on a fait croire que le statut d’auto-entrepreneur était un passeport pour le monde libre (libéré des charges, libéré des impôts, c’est à dire, en fait, libéré de toute forme de salaire indirect), et tous ceux qui s’aperçoivent qu’ils travaillent pour rembourser des emprunts contractés lors de l’achat de marchandises dont ils se sont demandé, dès le lendemain, pourquoi ils les avaient achetées, parce que décidément, ni ce téléphone, ni cette bagnole, ni ces chaussures, ni ce sac, ni cette montre connectée ne les ont rendus heureux; jusque là, ces objets n’ont eu pour seul effet que les contraindre davantage à devoir accepter les conditions dans lesquelles on les fait travailler. Et puis, surtout, tous ceux qui ne relèvent même pas du droit du travail, qui à l’autre bout du monde fabriquent ce que nous consommons, qui nous rendent d’autant plus riches qu’ils demeurent pauvres, dont nous nous félicitons, à chaque fois que nous jouissons de notre pouvoir d’achat, qu’ils soient à ce point dans le besoin, puisque ça nous permet de satisfaire nos caprices. Ce ne sont pas les exemples qui manquent, dans la mesure où, finalement, en dehors des fonctionnaires (et encore, le management dans la fonction publique peut, mystérieusement, se comporter comme si le service public appartenait à ceux qui l’encadrent, et inciter les « dirigeants » à se comporter comme s’ils étaient actionnaires majoritaires de l’établissement qu’ils dirigent, alors que les « actionnaires » majoritaires d’un hôpital public, d’un lycée, d’un tribunal, d’une caserne, ce sont tout simplement les citoyens, le peuple), tout le monde travaille au service d’intérêts qui ne sont pas, avant tout, les siens propres, et donc tout le monde ou presque est en position de devoir accepter de ne pas s’épanouir en faisant ce qu’il fait, parce que ce que son travail produit, c’est une richesse qui épanouit quelqu’un d’autre que lui. Les seuls à y échapper sont ceux qui font travailler les autres.
Chacun saura où se situer dans ce tableau un peu apocalyptique du monde du travail. Chacun pourra se rassurer en se disant que c’est outrancier, excessif, qu’il ne faut pas désespérer les open-spaces, qu’il faut bien que « ça tourne ». Pourtant, ce texte ne s’attaque pas au principe même du travail (autant s’attaquer au principe même de la transformation du monde et préconiser une disparition immédiate de l’humanité), il s’attaque aux conditions dans lesquelles le travail est réalisé, et à la façon dont on le réduit, systématiquement, à un emploi qui lui-même ne relève souvent que de l’exécution de tâches.
Il y a bien, en « négatif », un travail humain, un travail humanisant, un travail dans lequel on se réalise, dans lequel aussi on réalise qui on est, une activité par laquelle on part à la rencontre de soi, on voit ce qu’on a dans les tripes, on se mesure au monde. Et si on est amateur de miracles, on peut même discerner un travail humanisant là où tout est organisé pour laisser l’humain au vestiaire : la solidarité ouvrière, la « décence ordinaire » qu’Orwell va chercher chez les dockers de Londres, la culture telle qu’elle put, il fut un temps, se développer dans les ateliers, les usines, les syndicats, la rue aussi quand on l’occupe, ou quand on y manifeste. On observe de tels miracles quand un conducteur de métro se fait un nom, en s’emparant de son emploi pour en faire, aussi, un métier d’animateur de sa rame, quand des hommes sandwiches, tels qu’on en croise beaucoup aux USA, transforme le fait de, bêtement, tenir une pancarte pour développer l’art du sign-spinning, quand, plus largement, des millions d’employés savent pertinemment que, s’ils laissent leur humanité à la porte de l’entreprise, c’est pour mieux la développer à l’extérieur, pour financer un projet dans lequel ils se réalisent véritablement (et on considérera que la simple perspective de la survie ne constitue pas, en soi, un projet dans lequel on puisse se réaliser, humainement).
Mais dans un univers très mécanisé, qui génère de la richesse sans qu’il soit nécessaire que l’homme prête main forte, on peut se demander en quoi il est encore nécessaire que le financement de la vie et du travail véritable (celui auquel on oeuvre) dépende encore de la soumission à l’emploi.
En illustration : Marx lors de la première Internationale
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