Il faut toujours prendre les titres au sérieux. Quand une émission s’intitule Touche pas à mon poste, il faut le prendre comme un avertissement. De fait, si on s’aventure en classe à relativiser un tant soit peu l’importance que peut avoir cette émission pour la culture de l’humanité, on soulève chez bon nombre d’élèves (au hasard, ceux qui regardent) des vagues d’indignation. L’émission aurait des vertus secrètes qu’au-delà d’un certain âge on ne serait plus capable de discerner.
Alors, évidemment, faire des chroniqueurs de l’émission l’illustration de ce que Marx appelle « ouvriers », et mettre en évidence l’aliénation qu’ils subissent en raison même de l’emploi qu’on leur fait occuper, c’est trop. Et on comprend bien que le propos puisse horrifier, dans la mesure où l’émission met en scène un rêve (être payé pour faire ça), et fait de la télé-réalité en faisant mine d’en critiquer le principe, instaurant la domination comme règle, dans le plus grand des ricanements.
Pourtant, on peut se livrer à un petit exercice salutaire. Regardons, ne serait-ce qu’une fois, l’émission, en ayant en tête ceci : Cyril Hanouna n’est pas un pote de ses chroniqueurs. C’est leur patron, leur employeur, puisqu’il est producteur (on notera au passage à quel point le mot est ambigu, quand il s’agit de production audiovisuelle) de sa propre émission. En termes marxistes, il obtient d’eux la production d’une richesse qui l’enrichit, lui, bien plus qu’elle ne les enrichit, eux. On ne va pas critiquer ici le principe de la captation du bénéfice par le propriétaire des moyens de production (le terme est ici vraiment approprié), bien que cette critique soit possible, mais on va se demander à quelles conditions, et dans quelles conditions cette richesse, ici, est produite.
J’avais évoqué en classe, il y a peu, le fait que les chroniqueurs soient tous aux abois, la carrière en panne, voire en déroute. Je me souviens que certains élèves considéraient que, tout de même, être rédacteur en chef de Télé 7 jours, c’était quelque chose qui manifestait une certaine réussite (comparée à la réussite d’un professeur de philosophie, je suppose que, vue depuis le bureau d’un élève, cette thèse puisse sembler assez convaincante), mais on se permettra tout de même de remettre en doute le fait qu’un journal papier qui donne les programmes d’une poignée de chaînes, et ce agrémenté de quelques ragots déjà disponibles sur le net, soit quelque chose qui ait vraiment de l’avenir. Bref, ceux qui viennent toucher leur cachet dans cette émission en ont manifestement besoin pour vivre. Ils ne viennent donc pas pour satisfaire un besoin dont leur tâche de chroniqueur serait, directement, la satisfaction ; ils viennent dans cette émission parce qu’ils doivent, en dehors de ce qu’ils y font, satisfaire d’autres besoins. Bref, on a certes toujours plus ou moins le choix, mais de la façon dont ils doivent le ressentir, ils n’ont pas vraiment le choix d’accepter le contrat de travail qui leur est tendu, parce que manifestement pour eux, c’est ça ou rien.
Ce qui importe, ici, c’est d’observer comment la totalité de l’analyse marxienne se trouve confirmée. Reprenons les éléments de cette analyse, et appliquons les à ce qui se donne à voir sur C8 : Marx parle d’ouvriers dont l’essence véritable est niée par le travail qu’ils exécutent. Or, précisément, ceux qui viennent quotidiennement participer à l’émission sont niés, il s’agit de les mettre perpétuellement mal à l’aise, qu’ils ne puissent à aucun moment maîtriser ce qui se passe sur le plateau, aux yeux de tous. Intellectuellement, comme tout est tourné en dérision (sauf les attaques que pourrait subir le patron), il n’y a pas d’accomplissement possible, et physiquement, il s’agit le plus souvent possible de ridiculiser les employés, pour le plus grand plaisir du public.
Mortification du corps, ruine de l’esprit. Ce serait un bon résumé de l’émission, tout compte fait.
En fait, Hanouna va plus loin que ce que supposait Marx (celui-ci n’avait cependant pas imaginé le principe même de la télé-réalité) : au moins l’ouvrier peut-il être librement lui-même dans sa sphère privée, à l’extérieur du travail. Mais Touche pas à mon poste, comme toute émission de télé-réalité, fait tomber ce genre de barrière : c’est la vie entière des chroniqueurs qui est exposée, qu’ils le veuillent ou non, et bien entendu, sans aucune forme de respect. Le cas Delormeau est intéressant de ce point de vue, puisque la révélation de sa vie privée fonctionnait jusque là sur le mode du non-dit, ce qui permettait, évidemment, tout un tas de sous-entendus qui ne pouvaient pas être considérés comme homophobes, puisqu’à aucun moment il n’était dit qu’on parlait, en fait, de son homosexualité. Mais il a suffi que son orientation sexuelle soit révélée pour qu’immédiatement le fait que ce chroniqueur soit bel et bien de sexe masculin soit remis en question (Gad Elmaleh s’adressant à lui pour lui dire qu’il est un homme et une femme simultanément, et le lendemain, Cyril Hanouna parlant de lui comme une « pleureuse ». Quel que soit le mode sur lequel on en parle, la vie privée de ce chroniqueur, comme celle des autres, est la matière première que transforme, et donc valorise l’émission.
Rappelons-le : Si Delormeau se retrouve dans une telle situation, c’est simplement parce que son emploi implique ce genre de relation avec sa hiérarchie. Jamais en situation « normale » de tels actes et de tels propos unilatéraux ne seraient possible. C’est bien, comme Marx le distingue dans ce même texte, un « sacrifice de soi », une mortification. On peut dire de Delormeau que son personnage médiatique n’appartient pas à celui qui l’incarne, tout en étant, exactement, lui-même. Ce chroniqueur étant son propre produit, s’étant vendu à la boîte de production de Cyril Hanouna, est nécessairement dépossédé de lui-même dès qu’il passe à l’antenne. Et on a pu voir avec quelle clairvoyance son patron sait le lui rappeler, sur un ton soudainement beaucoup moins rigolard, sous les regards du reste de l’équipe, qui fait forcément corps avec le patron, puisque ce sont autant de « ressources humaines » qu’il a achetées, qu’il déshumanise en les marchandisant. Il sait qu’il peut compter sur ceux dont on peut dire qu’ils sont, dans cette entreprise, ses très proches collaborateurs.
Delormeau n’est pas le seul à faire de sa vie la matière première de l’émission. La vie privée du petit personnel est en fait le principal carburant de ce show. Le public connait le nom des conjoints de certains d’entre eux et leur vie intime. Je ne sais si Fatou a déjà été invitée sur le plateau, et il est peu probable qu’elle ait un contrat de citation qui lui permette de toucher une rente sur le fait qu’elle soit très fréquemment citée à l’antenne, mais de fait, les détails de sa vie sentimentale sont régulièrement étalés dans les saillies verbales du présentateur. Ce n’est donc plus leur travail que vendent les chroniqueurs, mais leur personne, et une partie des personnes qui les entourent (de nouveau, on retrouve un des éléments distinctifs de la télé-réalité), qui se trouvent dès lors aliénées à leur tour, sans aucune contrepartie. On retrouve là, de façon particulièrement nette, ce que diagnostique Marx dès l’instant où le travail est acheté comme on achète une marchandise : la « vente » aliène le travail mais l’aliénation touche le travailleur lui-même, puisque ce qui pourrait être sien est accaparé par quelqu’un qui ne le rétribue pas suffisamment pour que la transaction soit juste. Que dire quand, en fait, l’employeur fait de la totalité de la vie de son employé la marchandise qu’il revend à bon prix au téléspectateur ? Comment ne pas trouver dans les mots de Marx dans ses Manuscrits de 1844, une description lucide de ce qui se joue sur le plateau de TPMP ?
« dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas à lui-même, mais à un autre. »
On retrouvera, dans un autre texte de Marx, Travail salarié et capital, une analyse semblable :
« la manifestation de la force de travail, le travail, est l’activité vitale propre à l’ouvrier, sa façon à lui de manifester sa vie. Et c’est cette activité vitale qu’il vend à un tiers pour s’assurer les moyens de subsistance nécessaires. Son activité vitale n’est donc pour lui qu’un moyen de pouvoir exister. Il travaille pour vivre. Pour lui-même le travail n’est pas une partie de sa vie, il est plutôt un sacrifice de sa vie. C’est une marchandise qu’il a adjugée à un tiers. »
Et Marx poursuit en montrant comme le dispositif de l’emploi permet d’annihiler la puissance humanisante du travail : certes, le travail est par excellence l’activité par laquelle l’ouvrier pourrait accéder à l’humanité, être reconnu pour ce qu’il fait. Mais dans l’emploi cette possibilité s’annule puisque l’ouvrier ne fait pas ce qu’il fait pour le faire. Il le fait pour toucher de quoi vivre. Il est donc ramené à la condition animale de ceux qui n’agissent que pour des raisons de survie, et non pas pour œuvrer.
Hanouna maîtrise, sans doute sans le savoir, cette distinction : il s’est réservé une garde rapprochée de collaborateurs mieux traités que les autres, auxquels il laisse la possibilité de faire, vraiment, quelque chose, en leur laissant la responsabilité de telle ou telle rubrique. Bien entendu, il surjoue la mise en scène de la préférence, de l’amour, même, qu’il a pour ceux qui ont le privilège de pouvoir faire quelque chose. Devinons quelle est la matière première que travaillent les chouchous du patron ? L’image des souffre-douleur, évidemment; tout ceci, bien qu’étant exécuté dans un apparent désordre, est en réalité extrêmement logique. Les bizuts, eux, sont ceux auxquels le patron dit quoi faire, et bien entendu, ces missions ne consistent jamais à faire quoi que ce soit qui puisse témoigner de leur appartenance au genre humain, c’est à dire quelque chose qu’ils auraient pu concevoir eux-mêmes. C’est pourquoi il les prend toujours par surprise, les contraignant quotidiennement à faire l’inconcevable.
Finalement, si cette émission a des vertus cachées, c’est entre autres de parvenir, certes involontairement, à mettre en évidence les concepts de Marx, de permettre de les voir à l’œuvre. Qu’on puisse disposer de tels laboratoires sans avoir besoin de les imaginer est bien entendu inquiétant, et le fait qu’on puisse rire de ce qui se passe dans cette émission laisse songeur, quand bien même on rit. Mais on mesure aussi la puissance des textes à la façon dont ils décrivent des situations dont leur auteur ne pouvait pas imaginer, même dans ses hypothèses les plus alarmistes, qu’elles puissent un jour exister. Et le lecteur de ces textes peut mesurer la puissance que ceux-ci lui donnent à sa propre aptitude à regarder d’un œil nouveau, plus aiguisé et plus lucide, les spectacles qu’on lui offre quotidiennement. Evidemment, le monde de la télévision est bien fait : ceux qui disposent de cette acuité visuelle sont précisément ceux qui ne pourront plus supporter de regarder ce genre de spectacle et gagneront là un temps libéré qu’ils pourront consacrer à des activités plus précieuses, moins épuisantes, à un véritable travail en somme.
Toutes les illustrations sont extraites du film Requiem for a dream (Darren Aronofsky, 2000)
Et pour tous ceux qui, chanceux, n’ont aucune idée de ce dont on parle ici, un petit résumé de la chose : Konbini : TPMP, Hanouna et son petit personnel