A l’Ouest, à la fin du 19ème siècle, c’est en diligence que Ramson Stoddart rejoint une première fois Shinbone. A l’Est, c’est à cheval que Rick Grimes rejoint sur une autoroute à moitié déserte la ville d’Atlanta. Le premier vient apporter une loi dont il pense qu’elle peut se suffire à elle-même afin de mettre fin au règne de la force instauré par Liberty Valance, un caïd local. Le second est l’incarnation de la force légale, et ne sait pas encore à quel point il va devoir fermer les yeux sur la loi qu’il faisait jusque là respecter. Avant le droit, après le droit, il y a des lois, mais elles relèvent de la physique plutôt que du code pénal.
L’open range sur lequel se déploient L’Homme qui tua Liberty Valance et The Walking Dead est le territoire sur lequel se pose la question de la nécessité de la force et de la valeur du droit qui voudrait s’y opposer.
Les récits de zombies ont une dette envers le western, à tel point qu’ils en sont, avec le road-movie, les héritiers directs : grands espaces faiblement peuplés, hostiles certes, mais pas autant, pourtant, que ne le sont ceux qui les traversent; hommes armés, identifiés par leurs armes même; femmes devant choisir entre la servitude ou la rébellion; incertitudes face à l’avenir, parce que dans le western, tout est à construire et que la tâche semble surhumaine, et parce que dans le récit de zombies, tout est détruit et qu’on ne peut pas reconstruire; interrogations enfin sur l’éducation à donner aux enfants : faut-il les endurcir ou les civiliser ? Et que vaut la civilité quand elle ressemble à une faiblesse, et que la faiblesse semble être la première cause de mort ?
On mesure, en comparant Link Appleyard, shérif de Shinbone, et Rick Grimes, adjoint du comté de Kings, combien entre les cowboys et les zombies, l’Amérique raconte en images l’histoire d’un peuple qui ne sait trop comment se situer par rapport au droit, et fait peser sur les épaules des représentants de la loi ce paradoxe : dans l’idéal, le droit devrait être ce par quoi on échappe à la loi du plus fort, mais dans les faits, les lois civiles ne sont rien si les armes ou des gros bras ne leurs prêtent pas main forte.
Ce qui est très étonnant dans Shinbone, c’est que la loi a déjà un représentant : Link Appleyard, Marshall du bourg. Mais il est comme un magasin dont la marchandise n’aurait pas été livrée. Il a bien un bureau, et même une cellule, mais il ne peut rien en faire, puisqu’il n’a pas la stature lui permettant de dominer ceux qui mériteraient d’être mis derrière les barreaux. Son physique et son absence de maîtrise des armes pourraient laisser croire que ce n’est qu’un problème physique, mais en fait c’est pire que ça : de la loi il ne retient que ce qui peut légitimer le fait qu’il ne puisse surtout pas arrêter ceux qui troublent l’ordre public. Aussi fait-il en sorte de ne pas être témoin du désordre causé par Liberty Valance et sa clique dans les environs et au coeur même du bourg qu’il est censé protéger..
Ransom Stoddard est l’homme de l’Est par lequel arrive le droit. Mais avant même d’avoir mis les pieds à Shinbone, c’est au détour d’un virage qu’il va apprendre que la loi qui est inscrite dans les livres qui emplissent ses malles a été précédée par une autre loi, plus tangible, plus « matérielle »; c’est la loi de l’Ouest, que Liberty Valance a bien l’intention de lui apprendre à grands coups de martinet. On le devine donc vite, il y a au moins deux lois sur ce continent en cours d’urbanisation : une loi qui n’a pas besoin d’être établie, puisqu’elle se suffit à elle-même, et c’est celle du plus fort. Mais ici il faudrait préciser ce dont on parle, car à strictement parler la force ne suffit pas : on va le voir, il s’agit moins de faire usage de la force que de faire comprendre qu’on en fera usage bien au-delà de ce que la simple préservation de ses intérêts réclame. Et puis il y a une seconde loi, dont on constate l’absence, dont l’absence montre de façon évidente la nécessité, éprouvée sans le savoir par tous ceux dont la vie paisible est empêchée par le sans-gène de ceux qui font usage de la force, qui leur donne un pouvoir sur tous, sur tout, et sur toutes, aussi.
Dans L’Homme qui tua Liberty Valance, on a donc, un costaud sans foi ni loi, qui met la force à son propre service, un intellectuel idéaliste, convaincu que l’éducation et la constitution suffisent à instaurer l’ordre et la loi, et un shérif impuissant qui fait un usage personnel de la loi, au sens où elle lui donne un statut et un salaire, qu’il reçoit parce qu’il ferme les yeux sur sa propre incapacité à remplir sa mission.
Et puis il y a Tom Doniphon et son fidèle Pompey. Indifférent aux lois instituées, il tient des propos semblables à ceux de Liberty Valance. Lui aussi respecte la force, et pense être respecté parce qu’il est, de tous, celui qui tire le plus vite et celui qui a su le mieux s’entourer ( Pompey est, du début à la fin, présenté comme une espèce d’arme de dissuasion massive mise au service de son maître et de ceux que Doniphon a « à la bonne » ). En ceci, Doniphon est bel et bien une espèce d’incarnation des Etats Unis d’Amérique tels que le monde en verra l’émergence au 20ème siècle.
Deux conceptions de la loi s’opposent. L’une rêve que la loi puisse s’imposer d’elle-même aux hommes par ses simples vertus : la loi est bonne, parce qu’elle est raisonnable et son respect apporte la paix. Et John Ford s’ingénie à nous montrer que tout le monde est capable de comprendre, et même d’adopter ce principe. Avant le duel décisif, Valance prend tout le monde a témoin : Stoddard l’attend dans la rue, armé; on devra donc, en droit, reconnaître que lui-même est en situation de légitime défense. Après sa mort, ses acolytes iront voir le shérif afin de le persuader d’arrêter Stoddard pour meurtre. L’avantage qu’il y a à bénéficier de la loi quand on est soi-même en position de faiblesse est donc reconnu par tous. La question est alors de savoir comment faire reconnaître ce principe par ceux qui sont en position de force, alors qu’ils n’ont aucun intérêt personnel à le faire.
Et d’une certaine façon, on pourrait poser la même question en d’autres termes : si Valance prend à témoin les représentants de la loi quand ça l’arrange, c’est bien qu’il est conscient que sa « loi de l’Ouest » est en fait un récit, une fiction qu’il raconte quand il attaque les diligences, mais à laquelle lui-même ne croit pas. Ce qui lui importe, ce soient les autres qui y croient. On pourrait croire alors que, pour entrer dans l’état civil, il suffise d’arrêter de se raconter des histoires, et d’entrer dans la sphère de la raison.
Ainsi, L’Homme qui tua Liberty Valance met en évidence une autre conception de la loi, et en cela il peut être considéré comme un film désillusionné au sens où ce n’est pas Stoddard qui a le fin mot de l’histoire, pas plus en 1910 quand il revient à Shinbone après la mort de Doniphon (ce sont les journalistes qui auront ce dernier mot, en imprimant la légende, prononçant une loi spécifique à « L’ouest », selon laquelle, « ici », quand la légende dépasse la réalité, on imprime la légende) que trente ans plus tôt, quand ce sont les armes à feu qui « font la loi ».
La loi n’est rien si elle n’a pas des hommes de main pour la faire respecter. C’est donc la force qui est décisive, puisque la loi civile, seule, est impuissante. On ne peut pas regarder L’Homme qui tua Liberty Valance sans avoir en tête la désillusion semblable qu’on peut éprouver en lisant Pascal, dans le fragment 298 de ses Pensées (dans l’édition Brunschvicg) :
« Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante; la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste.
La justice est sujette à dispute, la force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pas pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. «
L’opposition essentielle est ici celle du « juste » et du « nécessaire »; la nécessité, c’est ce avec quoi il faut bien composer, puisque ce n’est pas négociable. C’est le rapport de force qui est établi avant toute volonté de justice. La justice, c’est ce dont on s’était parfaitement passé, acceptant que certains souffrent, jusqu’à ce qu’on se donne pour objectif de l’instaurer. Elle est le fruit d’une volonté qui n’est pas un fait accompli. Shinbone n’a pas attendu Ransom Stoddard pour se construire; on est même saisi, avec le recul que nous apporte notre regard porté depuis le vingt-et-unième siècle, en voyant ce village dans lequel coexistent mexicains et colons, qui vivent les uns à côté des autres qui se croisent même, parfois, de très près (le shérif est manifestement marié à une mexicaine). Mais c’est une survie précaire, toujours livrée à la prédation et au meurtre. Le village s’est construit, mais en quelque sorte il n’est pas établi, puisqu’un rien pourrait le détruire (une simple dispute autour d’un steak suffirait). On est sur un « territoire », et il n’est pas encore constitué en Etat. Il est bon que la justice s’établisse, mais ça n’est pas une nécessité. Elle ne peut donc pas abolir à elle seule le règne de la force, puisque la force est un fait accompli, il faut négocier avec elle, puisqu’on ne peut l’effacer. Dès lors, il est nécessaire que le juste soit l’allié du fort, que le juste le veuille ou non. Puisque que la force est du côté de ceux qui en imposent, il faut accepter qu’elle aide à imposer ce qui mérite d’être établi. Sinon, la justice demeurera un vain mot qu’on affaiblira à mesure qu’on l’invoquera.
Chez John Ford, allier la force et la loi, c’est faire de Tom Doniphon et de Ransom Stoddard un seul et même homme. Et c’est bien ce qui est signifié par le double amour qu’Alice voue à Tom Doniphon, et à Ransom Stoddard. Elle ne peut en choisir un parce qu’ils sont les deux faces d’un homme complet. Le récit en flash-back n’est en fait que le chemin qu’ils parcourent l’un vers l’autre. Et la venue de l’homme de l’Est dans cet Ouest qui a ses propres lois est comme une insémination, une contamination vertueuse d’un territoire par une idée qui a le génie de ne pas s’opposer frontalement à ce qu’elle voulait tout d’abord combattre. Ce qui s’instaure par cette alliance rusée, c’est l’Etat, qui consiste en l’association du franc-tireur et de l’homme de loi.
Mais comme on ne sait pas ce qui a vraiment permis de fusionner en un seul homme politique le juriste et l’homme de main, parce que le récit de cette union se fait dans l’enfumage d’une cigarette, et qu’on le désigne comme une » légende « , ce que montre en dernier ressort John Ford, c’est que la fondation de l’Etat relève du récit, du mythe pour ainsi dire, et qu’elle consiste de nouveau à se raconter des histoires, et à y croire communément.
Mais après tout, c’est bien sur la même observation que s’achève Game of Thrones. Le maître, c’est le narrateur.
Si The Walking Dead est héritier du western en général et de John Ford en particulier, on devine que les enjeux y sont semblables : comment, sur un territoire devenu informe, ne pas laisser les pleins pouvoirs à la seule force ? Que conserver de cette vie qui, pour Stoddard est la vie à venir, et pour Rick Grimes la vie d’avant ? En quoi cela vaut-il d’en conserver quelque chose ? Et The Walking Dead fait le chemin inverse de L’Homme qui tua Liberty Valance : là où le droit était un luxe de citadin chez John Ford, il est ce dont il faut parfois faire le sacrifice, dans The Walking Dead, pour assurer le strict nécessaire ; survivre quand bien même cette survie ne poursuit plus rien d’autre qu’elle-même. Et détruire tout ce qui s’oppose à ce projet qui n’en est pas vraiment un. C’est seulement une réduction de la vie à ses éléments les plus simples. Après tout, quel que soit le refuge que trouvent Rick et ses
compagnons d’infortune, ils sont dans la même situation que les habitants de Shinbone avant l’arrivée de Stoddard. Dans L’homme qui tua Liberty Valance comme dans The Walking Dead, les représentants de la loi dorment dans la prison pour mieux se protéger de la violence qu’ils ne peuvent pas éradiquer. La cellule est le seul lieu dans lequel règne un semblant de loi, la paix n’est à portée de main que derrière les barreaux.
Reste que la seule nécessité de survivre ne suffit pas, et que si les actes des survivants s’affranchissent de tout droit, leurs dialogues, eux, sont traversés par le souci de ne pas se réduire à une version consciente des walkers, qui, eux, ont au moins l’excuse de ne pas être censés être mus par autre chose que cette stricte nécessité de marcher et de croquer. L’enjeu pour ceux qui ne sont pas encore des morts-vivants, c’est de ne pas être déjà morts de leur vivant. C’est dans cette balance entre l’action et le discours (celui des personnages, mais aussi le nécessaire discours que les spectateurs ont à tenir ensemble à propos de ce qu’ils voient) que se tient tout l’équilibre de la série. Du point de vue des choses telles qu’elles sont, rien ne rend nécessaire l’établissement d’un droit qui orienterait l’usage de la force, ni entre les personnes, ni entre les groupes. Mais les choses n’ont pas de point de vue, elles sont aveugles, tout comme les walkers sont sans véritable regard. C’est aux vivants d’envisager les choses telles qu’elles ne sont pas, non pas selon une quelconque nécessité, mais en vertu de ce qu’on pourra désigner comme un devoir. Rick Grimes est conscient d’être trop compromis par ses propres actes pour pouvoir prétendre incarner un tel ordre nouveau. Il est dans une opposition trop frontale avec les ennemis pour pouvoir ouvrir une perspective nouvelle. Le salut vient forcément de ceux qui sont capables de faire alliance avec cela même qui met en mouvement les pires des ennemis. La force s’épouse plus qu’elle ne se combat. Dans les communautés de survivants, c’est par insémination que l’Etat de droit s’instaure, c’est ce que les femmes chez John Ford, et sans doute les fils dans The Walking Dead ont compris.
Et parce que ceux qui mènent cette série sont, comme John Ford des hommes et des femmes conscient de leur puissance en tant que conteurs, il n’est pas étonnant qu’on retrouve ici ce qui constitue le fond de Liberty Valance : ce qui fonde l’existence commune est une fiction. Le calcul d’intérêt commun rend l’association nécessaire, mais il ne la fonde pas. Les hommes coexistent parce qu’ils croient en un récit commun. Que le Royaume soit, dans The Walking dead, la communauté potentiellement la plus apaisée, et qu’elle soit menée par un fantastique raconteur d’histoires; que cette cité soit aussi la seule, de toutes, dont le trône soit installé sur une scène de théâtre qui deviendra, le jour où on y installera un vieux projecteur, salle de cinéma, tout ceci ne doit évidemment rien au hasard. Nous ne sommes peut-être, collectivement, qu’une fiction qui veut croire en elle-même et qui se raconte, à coups de lois et à coups de force, imprimant en nous notre propre légende.
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