Un petit passage croisé dans la biographie de Jacques Derrida, écrite par Benoît Peeters. On est en 1955, Derrida est élève à Normale Sup’. On sait ce que c’est que les grandes écoles, quand on donne à ses professeurs les signes d’une aptitude à la pensée hors du commun : les cours n’y sont que la part émergée d’un iceberg intellectuel dont l’essentiel n’est pas proposé à tous. Ainsi, Maurice de Gandillac, un des professeurs de Derrida, l’invite aux réceptions qu’il donne tous les dimanche, dans un salon où il rencontre, entre autres, Deleuze ou Tournier. C’est là qu’il entendra parler, pour la première fois, d’un philosophe allemand dont on ne sait pas encore tout le mal qu’on pourra, plus tard, penser, parce qu’on n’en sait encore que fort peu de choses, Martin Heidegger. Et Derrida, dans un entretien avec Dominique Janicaud, reviendra plus tard sur cette première rencontre par procuration avec ce philosophe :
« J’étais étudiant à l’Ecole normale et j’ai entendu pour la première fois la voix de Heidegger dans un salon du XVIe arrondissement. Je me rappelle en particulier une séquence : nous étions tous dans le salon, nous écoutions tous cette voix. […] je me rappelle surtout le moment qui a suivi la conférence de Heidegger : les questions de [Gabriel] Marcel et de [Lucien] Goldmann. L’un d’ux, à peu près, a fait l’objection suivante à Heidegger : « Mais est-ce que vous ne croyez pas que cette méthode de lecture ou cette façon de lire ou de questionner est dangereuse ? » Question méthodologique, épistémologique. Et j’ai encore dans l’oreille – il y a eu un silence – la réponse de Heidegger : « Ja ! C’est dangereux. ».
Benoît Peeter, Derrida
prenant lui -même sa source dans Dominique Janicaud, Heidegger en France