J’ai récemment travaillé avec mes élèves sur l’observation approfondie de Stylo, un clip de Gorillaz, une course poursuite entre pony-cars animée par un Bruce Willis livré à lui-même. Leur boulot consistait à montrer qu’on retrouvait dans ce concentré de road-movie quelques uns des gènes essentiels du western. Mon boulot, c’était de les corriger, et de les inviter à pousser le plus loin possible l’observation et le propos.
Alors voici :
2D est le membre principal de Gorillaz qui incarne le mieux la singularité de ce groupe. Son nom indique ce que, matériellement, il est : un personnage dont le territoire est l’écran, cet univers en deux dimensions dont il ne peut sortir puisque, comme les autres membres il n’existe pas sous une autre forme que son image. Mais après tout, deux dimensions, c’est déjà assez pour opérer des croisements entre abscisse et ordonnée, et le croisement, c’est l’activité dans laquelle Gorillaz est passé maître.
En effet, musicalement, et graphiquement, l’art particulier de Gorillaz consiste systématiquement à croiser des influences a priori étrangères les unes aux autres, pour faire émerger ce qui semble dès le premier coup d’œil constituer de nouveaux classiques. Ainsi, la musique de Gorillaz ne ressemble à aucune autre tout en rappelant énormément d’autres titres, et leurs clips sont immédiatement identifiables, tout en proposant une telle quantité de références culturelles qu’on se dit, en les regardant, qu’on doit sans doute en rater quelques-unes au passage.
Stylo, extrait de l’album Plastic Beach sorti en 2010, n’échappe pas à la règle. Musicalement, le titre se situe à la frontière de plusieurs styles. Avant la sortie du titre, le président de Parlophone, la maison de disques qui distribue la musique de Gorillaz, décrivait ce titre par ces mots : « un morceau sombre et tordu, qui sonnerait comme la bande originale de La Fièvre du samedi soir sous ectasy ». Effectivement, ce qui frappe en premier lieu l’oreille quand débute Stylo, c’est la basse quasiment disco qui domine la rythmique, surplombant des percussions taillées au métronome. Et pourtant, le morceau n’est pas dansant, il semble plutôt conçu pour la route ; une route qui serait parcourue au galop. Les nappes de synthétiseur créent une sorte d’onde calme et aplanie, sur laquelle les parties vocales vont pouvoir naviguer paisiblement pour les couplets pris en charge par 2D, la tension montant nettement d’un cran dès que Bobby Womack s’empare du micro pour poser sa voix nerveuse et intense, terriblement incarnée et organique sur le son synthétique auquel il donne vie. En entrée et en sortie de Stylo, la voix de Yasiin Bey (alias Mos Def), semble sortir des structures rythmiques pour poser une partie ‘rap’ qui trace les grandes lignes d’un paysage énigmatique, comme si l’au-delà nous interpellait à travers un talkie-walkie pour délivrer un message incompréhensible qui parlerait de puissance, de davantage de puissance encore, de tableaux de bord, de tonnerre, de tempête, de déchainement en somme. Cette voix annonce un grand danger imminent.
Bref, Stylo est musicalement comme ces moments de calme qui précèdent les tempêtes, le vent qui se lève à peine, les nuages qui s’accumulent, le tonnerre qui gronde au loin, quelques éclairs à l’horizon, haut dans le ciel, l’atmosphère qui devient moite, un ensemble de présages qui s’accumulent alors qu’une main géante vient baisser le potentiomètre de la lumière, et installe sur le désert en attente une obscurité inquiétante.
Inutile d’inventer cette ambiance crépusculaire, puisque c’est exactement ce à quoi mène le clip de Stylo, sa traduction en images. Or, si la musique de Gorillaz est une sorte de croisement immense entre les traditions musicales qui sont celles qu’a rencontrées et cultivées Damon Albarn, son chef d’orchestre, les clips de ce groupe virtuel sont, eux aussi, l’occasion d’hybridations entre des genres parfois un peu oubliés, et de rencontres de styles qui, sinon, ne se seraient jamais approchés les uns des autres. Stylo n’échappe pas à cette règle, et fait se rencontrer sur une route traversant le désert californien, le western, le road-movie et le film fantastique.
Une telle hybridation n’a rien de surprenant, car le road-movie est l’un des plus importants héritiers du western. Qu’est-ce qu’un western ? C’est un récit qui met en jeu le déplacement vers l’Ouest des colons poussant le plus loin possible l’installation de ceux qui deviendront « les américains ». Ces films mettent en scène les moments de bravoure, mais aussi les difficultés d’une telle colonisation, et s’ils insistent tous sur le courage des héros et sur leur habileté à manier les armes à feu, ils montrent aussi avec une grande efficacité qu’installer des communautés sur des terres nouvelles, c’est nécessairement très compliqué car en l’absence d’Etat, ou de représentant de l’Etat, ou d’une force commune qui permette d’imposer la loi à ceux qui ne la respectent pas, ces communautés auront le plus grand mal à éviter que ce soit la loi du plus fort qui s’impose, avec tout ce qu’elle comporte d’injustice et de danger. Dans le western, le premier symbole de ce mouvement vers l’Ouest, c’est le cheval, et le héros de ce genre cinématographique est nécessairement représenté sous la forme d’un cavalier galopant à vivre allure dans les vastes étendues désertiques. Bien que les espaces à investir soient immenses, c’est la figure de l’individu seul en selle qui est mise en avant dans le récit de cette nation naissante.
Le cheval a, sur les écrans, deux principaux héritiers : la moto et la bagnole. Easy Rider, l’un des pères de ce genre cinématographique, met en scène des motards qui passeront la majeure partie du film sur la selle de leur Harley-Davidson. La voiture, elle aussi, est héritière du cheval, dans la mesure où, souvent, elle ne déplace qu’un seul occupant, coude à la portière, habitacle balayé par les vents et le sable. La diligence, elle, aura pour descendant le camping-car, il suffit de regarder en parallèle L’Homme qui tua Liberty Valance et le dernier épisode de la saison 7 de Walking dead pour s’en convaincre. La bagnole est aussi, cinématographiquement, le moyen le plus simple de filmer des travellings, le cadre des fenêtres et du pare-brise constituant la délimitation parfaite d’un écran type cinémascope.
Si la première image du clip de Stylo, c’est la route, typiquement américaine avec sa bande jaune centrale, le second plan nous fait frôler la calandre d’une Camaro manifestement à bout de course, son radiateur laissant échapper une vapeur de mauvais augure. Une petite précision s’impose : la Chevrolet Camaro a quelque chose à voir avec le cheval des pionniers américains, même si c’est une parenté indirecte qui les lie. En effet, dans les années 60, Chevrolet cherche à créer une voiture qui serait la concurrente d’un modèle qui, chez Ford, est un succès phénoménal depuis plusieurs années, la Mustang. La Ford Mustang n’a pas été nommée ainsi par hasard : le mustang est un cheval sauvage d’Amérique du sud, un cheval de petite taille, ce qu’on appelle en France un poney ; et c’est pour cette raison que ces voitures compactes animées par des moteurs puissants ont été appelées, dès les années 60, « pony-cars ». Inutile de dire que la marque Ford sait qu’elle vise juste en posant un tel nom sur son modèle, au point que pour bien marquer les esprits, les Ford Mustang arborent toutes, sur leur calandre, le logo d’un cheval lancé à pleine vitesse. L’imaginaire américain est concentré dans ce petit coupé propulsé par de gros moteurs v8, dont le martèlement est à lui seul un équivalent des sabots frappant le sol à la cadence du galop. On le voit donc, il y a une filiation réelle entre le cheval du western et la bagnole du road-movie, et c’est le paysage désertique qui permet d’unifier les deux univers, constituant leur territoire commun. Aller vers l’ouest, c’est toujours traverser des zones désertiques à grande vitesse, et se couvrir peu à peu de la poussière soulevée par le vent qui, sur ce no man’s land, ne cesse de souffler.
Au-delà du mode de déplacement et du paysage, le western c’est aussi la mise en scène d’hommes cherchant à échapper, tant qu’il est encore temps, à la loi. Le cowboy est un homme indépendant qui ne souhaite pas obéir à d’autres lois que les siennes propres. Ça ne signifie pas nécessairement qu’il fasse le mal, mais il veut faire le bien s’il le veut, et quand il le veut. C’est exactement la situation dans laquelle on découvre les trois héros de ce clip, Noodle (ou plutôt son double cybernétique, puisque la véritable Noodle était décédée dans le clip de El Mañana), 2D et Murdoc, roulant dans cette Camaro en mauvais état. Fuite du circuit d’eau, phare cassé, carrosserie sale et rayée, la carrosserie de la Camaro raconte une histoire ; elle est à elle seule un flashback tant les impacts de balle témoignent de ce qui a pu se passer auparavant. Le mouvement de caméra grâce auquel on découvre l’impact dans le pare-brise percé qui s’aligne presque avec l’orifice béant dans le crâne de Noodle est un récit à lui tout seul. Tels qu’on les découvre, on devine que cette chevauchée fantastique est une fuite en avant, et tant bien que mal, à bout de souffle, la chevy les emmène, sans doute nulle part précisément, mais résolument ailleurs. Le clip passe de la simple cavalcade au véritable récit quand une voiture de police les prend en chasse. En bons descendants des lonesome cowboys, les trois membres virtuels de Gorillaz ne se laissent pas impressionner par la force publique, et ce d’autant moins qu’en fait, celle-ci n’est pas si forte que ça. A l’image du shérif de L’Homme qui tua Liberty Valance, ou du Rosco de Sherif fais moi peur, le policier de Stylo est impuissant à imposer la loi. Canardé au fusil à pompe par le cyborg Noodle, il finit sa course dans le décor, traversant un panneau publicitaire à la gloire de la Superfast Jellyfish ( qui est le titre d’un des autres morceaux de l’album Plastic Beach). Du début à la fin, ce policier semblera maudit par la nourriture, que ce soit par la jelly ou par les beignets qui l’accompagneront jusqu’à la mort.
Le récit pourrait s’achever ici, mais en fait, c’est le moment où commencent les choses sérieuses, puisque la Camaro des trois héros passe à grande vitesse devant une Chevrolet El Camino arrêtée sur le bas-côté, au volant de laquelle se trouve un gars dont n’importe quel spectateur constate qu’il est joué par Bruce Willis. Il faut ici s’arrêter sur le choix de cet acteur précis. Lui-même est l’héritier de la tradition hollywoodienne de ces acteurs qui jouent en permanence le même genre de rôle, au point qu’on les confond personnellement avec le genre de personnage qu’ils incarnent dans leurs films. Ainsi, comme John Wayne fut définitivement marqué par les rôles qu’il joua dans les westerns de John Ford, Bruce Willis l’est aussi par la série des Die Hard dans lesquels il joue le rôle de John Mc Claine, un policier un peu looser, divorcé, pas tellement reconnu par sa hiérarchie pour ses services, très peu respectueux des règles habituelles que doivent respecter les policiers, assez expéditif et violent, tant dans ses actes que dans ses répliques, et volontiers auteur de répliques marquées par le cynisme et le détachement : comme il rit de tout, il y a peu de choses qui puissent l’atteindre. C’est donc un policier qui rêve tellement de justice qu’il préfère la faire respecter en n’obéissant pas lui-même à la loi. Un type cool pour le spectateur ; un gars pas cool du tout avec les autres personnages.
Le fait d’inviter Bruce Willis à jouer dans ce clip permet de faire immédiatement référence à un personnage qui se tient à la frontière de ce qui est légal et de ce qui ne l’est pas, et d’évoquer une sorte de justice non légale, qui est définie par ceux qui ont la force nécessaire pour la faire respecter, des vigilantes qui font la loi tout en l’imposant. Un peu comme, finalement, Liberty Valance annonce qu’il va faire respecter ce qu’il appelle « la loi de l’Ouest », qui n’est en réalité que sa loi personnelle.
Aussi, quand Bruce Willis démarre le moteur de sa Chrevrolet, on devine que dans la suite du clip, ça va barder. Mais avant tout, il faut dire un mot de la voiture qu’il conduit. Typiquement américaine, la Chevrolet El Camino est un croisement entre un pick-up et une voiture de sport. En fait, c’est une berline dont on enlevé toute la partie arrière pour la remplacer par une benne. C’est presque une voiture idéale pour figurer dans le clip d’un groupe qui, lui-même, dans tous les domaines, pratique systématiquement l’hybridation entre des genres différents. El Camino, en espagnol, signifie le chemin, on reste ici dans la thématique du voyage, du déplacement, et cette voiture est, comme la Camaro, une réplique à un modèle à succès de Ford, la Ranchero, dont le nom évoque de nouveau le passé rural américain, le ranch étant le lieu où les cowboys élevaient le bétail et les chevaux. On reste dans le même type de références aux premiers colons et à la mythologie qui leur est attachée.
Un mot sur Bruce Willis. Son apparition est l’occasion de briser le fameux quatrième mur du cinéma, celui qui sépare le spectateur de ce qu’il voit, qui divise la salle de cinéma en deux grâce à la barrière de l’écran. On ne le dira jamais assez, au cinéma, l’écran fait écran, il empêche de voir tout en constituant la surface sur laquelle vont se projeter les images. Ici, Bruce Willis est, en personne, celui qui ouvre sur l’imaginaire (il ne poursuit pas vraiment les membres de Gorillaz, puisque ceux-ci n’ont pas d’existence hors de l’écran), et en même temps il fait écran à cet imaginaire dans la mesure où il est réellement Bruce Willis. Ce regard qu’il jette au spectateur signifie, tout simplement « Eh oui les gars, c’est bien Bruce Willis qui joue dans le clip de Gorillaz ! ». On est à cheval entre le monde plat de l’écran et ce qu’on pourrait appeler la « vraie vie ».
Le clip devient alors une course-poursuite qui serait classique si elle ne mélangeait pas les images ‘réelles’, et les personnages animés et virtuels du groupe, dans une symbiose si réussie qu’en regardant le film, on ne s’en aperçoit pas non plus. Si on fait abstraction de ce mélange contre nature, on peut se dire que finalement, c’est ça, Gorillaz : une sorte d’organisme qui est capable d’assimiler, sans provoquer aucun rejet, n’importe quel élément extérieur à lui-même. Et ici aussi on retrouve un thème inhérent à tout bon western, puisque ce genre est le récit d’un trajet sur des territoires encore inconnus, dans lesquels il va falloir trouver une place. Gorillaz est l’équivalent de ces terres dans lesquelles, pour s’installer, il va tout d’abord falloir vivre la grande aventure, et prendre le risque fondamental, celui devant lequel l’être humain découvre qui il est véritablement : la mort.
Quand Bruce Willis sort son flingue, rien qu’à voir son calibre, on devine que les membres du groupe vont passer un sale quart d’heure. A tout point de vue, ce type qui n’a pas de statut particulier, mais qui semble décidé à faire régner sa loi sur cette route, manifeste une puissance que personne ne pourra contester. On n’est pas étonné, dès lors, de voir sa bagnole être plus puissante, et en bien meilleur état, que celle des héros. C’est bien simple, malgré la poussière du désert, elle semble sortie à l’instant même du car-wash. En fait, la Camaro ne peut pas répliquer, puisque Noodle, entre temps, est tombée en panne sur la banquette arrière, et que ni Murdoc, ni 2D ne semblent être capables de répliquer à Bruce Willis. Aussi, arrive ce qui doit arriver : la Camaro sort de la route aux abords d’une falaise, franchit les barrières de sécurité, et tombe dans l’océan.
C’est alors l’occasion pour nous de découvrir la dégaine de Bruce Willis qui, avec son air ironique habituel, sort de sa voiture, arme à la main, portée négligemment, parce que rien ne l’inquiète vraiment. Il s’approche de la falaise pour constater que la Camaro a disparue, avalée par l’océan. Mais Gorillaz n’est pas un groupe comme les autres, il bénéficie de l’immortalité qui est conférée aux être virtuels. Seuls les vivants sont, aussi, mortels. C’est pour ça que les westerns essaient toujours de transformer l’histoire en légende : en devenant légendaire, certes, on perd la vie, mais on gagne aussi l’immortalité. Un tout dernier plan montre la Camaro transformée en une espèce de sous-marin déguisé en requin, à moins que ce soit l’inverse. Mais l’engin n’est pas inconnu, puisqu’on l’a déjà vu dans le clip de la chanson On Melancholy Hill.
Ainsi, au-delà du mélange des styles, et de la référence permanente à l’univers des images, Stylo est un récit qui met en scène ce qu’est vraiment le groupe Gorillaz : une simple idée, de pures images. Et, certes, les bagnoles, héritières des pur-sang que chevauchaient fièrement des cowboys héroïques, sont l’expression d’une puissance mécanique phénoménale ; certes, les armes à feu sont ce par quoi la force de chacun peut s’exprimer pleinement. Mais au-delà de cette capacité toute matérielle à imposer sa volonté aux autres et à les forcer au respect, ce qu’on peut se dire en regardant ce clip, qui est dès lors archétypal dans l’œuvre de ce groupe, c’est que finalement, dès lors qu’un récit se déroule sur un écran, ce qui sort toujours vainqueur, c’est l’image. Et d’une certaine façon, quand il s’agit de faire référence à la culture populaire américaine, c’est peut-être la meilleure façon de rendre hommage à ce que sont, en réalité, les Etats Unis d’Amérique : une nation virtuelle qui, en se projetant en permanence dans un monde d’image, se constitue aussi comme une légende, et s’assure d’être immortelle.