Le blog a vécu sa propre vie sans que je m’en occupe tellement depuis la rentrée, mais l’actualité a fait une brusque irruption dans le cours, peignant le paysage et les idées en jaune, jetant les esprits dans l’incertitude puisque, il faut bien le dire, intellectuellement, on est un peu comme des poules ayant trouvé un couteau. Et comme je l’ai dit en cours, c’est très sain, pour une fois, de ne pas savoir quoi en penser, puisque ça oblige à y réfléchir.
Parmi les éléments que j’ai évoqués en cours afin d’aider à penser ce moment, il y a un extrait de Simone Weil (qu’il ne faut pas confondre avec son homophone, Simone Veil), tiré d’un texte intitulé Méditation sur l’obéissance et la liberté, qu’elle a rédigé pendant l’hiver 1937. Cette philosophe y aborde une question intéressante : comment se fait-il que, politiquement, ce soit toujours un petit nombre qui gouverne le plus grand nombre ? Posons la même question à l’envers : comment se fait-il que la masse ne prenne pas le dessus sur le petit groupe ?
La question est particulièrement intéressante, quand ces jours ci on peut avoir l’impression en regardant la rue les samedis, et en observant la très nette majorité de français soutenant le mouvement des « gilets jaunes », que cette masse de citoyens constitue en elle-même une force que rien ne semble pouvoir arrêter, ou contraindre. Simone Weil va reconnaître cette puissance, mais elle va la limiter à des périodes très courtes durant lesquelles une situation provisoire et spécifique va permettre à ce groupe si vaste d’unifier son action et ses efforts dans une même direction. Mais le reste du temps, on va le voir, cette masse ne se constituera pas en une unité, elle ne sera qu’une juxtaposition d’unité qui ne formeront jamais un ensemble, un tout.
Voici son argumentation :
« Puisque le grand nombre obéit, et obéit jusqu’à se laisser imposer la souffrance et la mort, alors que le petit nombre commande, c’est qu’il n’est pas vrai que le nombre soit une force. Le nombre, quoi que l’imagination nous porte à croire, est une faiblesse. La faiblesse est du côté où on a faim, où on s’épuise, où on supplie, où on tremble, non du côté où on vit bien, où on accorde des grâces, où on menace. Le peuple n’est pas soumis bien qu’il soit le nombre, mais parce qu’il est le nombre. Si dans la rue un homme se bat contre vingt, il sera sans doute laissé pour mort sur le pavé. Mais sur un signe d’un homme blanc, vingt coolies annamites peuvent être frappés a coups de chicotte, l’un après l’autre, par un ou deux chefs d’équipe.
La contradiction n’est peut-être qu’apparente. Sans doute, en toute occasion, ceux qui ordonnent sont moins nombreux que ceux qui obéissent. Mais précisément parce qu’ils sont peu nombreux, ils forment un ensemble. Les autres, précisément parce qu’ils sont trop nombreux, sont un plus un plus un, et ainsi de suite. Ainsi la puissance d’une infime minorité repose malgré tout sur la force du nombre. Cette minorité l’emporte de beaucoup en nombre sur chacun de ceux qui composent le troupeau de la majorité. Il ne faut pas en conclure que l’organisation des masses renverserait le rapport ; car elle est impossible. On ne peut établir de cohésion qu’entre une petite quantité d’hommes. Au-delà, il n’y a plus que juxtaposition d’individus, c’est-à-dire faiblesse.
Il y a cependant des moments où il n’en est pas ainsi. À certains moments de l’histoire, un grand souffle passe sur les masses ; leurs respirations, leurs paroles, leurs mouvements se confondent. Alors rien ne leur résiste. Les puissants connaissent à leur tour, enfin, ce que c’est que de se sentir seul et désarmé ; et ils tremblent. Tacite, dans quelques pages immortelles qui décrivent une sédition militaire, a su parfaitement analyser la chose. « Le principal signe d’un mouvement profond, impossible à apaiser, c’est qu’ils n’étaient pas disséminés ou manœuvrés par quelques-uns, mais ensemble ils prenaient feu, ensemble ils se taisaient, avec une telle unanimité et une telle fermeté qu’on aurait cru qu’ils agissaient au commandement. » Nous avons assisté à un miracle de ce genre en juin 1936, et l’impression ne s’en est pas encore effacée.
De pareils moments ne durent pas, bien que les malheureux souhaitent ardemment les voir durer toujours. Ils ne peuvent pas durer, parce que cette unanimité, qui se produit dans le feu d’une émotion vive et générale, n’est compatible avec aucune action méthodique. Elle a toujours pour effet de suspendre toute action, et d’arrêter le cours quotidien de la vie. Ce temps d’arrêt ne peut se prolonger ; le cours de la vie quotidienne doit reprendre, les besognes de chaque jour s’accomplir. La masse se dissout de nouveau en individus, le souvenir de sa victoire s’estompe ; la situation primitive, ou une situation équivalente, se rétablit peu à peu ; et bien que dans l’intervalle les maîtres aient pu changer, ce sont toujours les mêmes qui obéissent.
Les puissants n’ont pas d’intérêt plus vital que d’empêcher cette cristallisation des foules soumises, ou du moins, car ils ne peuvent pas toujours l’empêcher, de la rendre le plus rare possible. Qu’une même émotion agite en même temps un grand nombre de malheureux, c’est ce qui arrive très souvent par le cours naturel des choses ; mais d’ordinaire cette émotion, à peine éveillée, est réprimée par le sentiment d’une impuissance irrémédiable. Entretenir ce sentiment d’impuissance, c’est le premier article d’une politique habile de la part des maîtres. »
NB : La photo ci-dessus a été saisie par Lucas Barioulet, dont le travail photographique vaut la peine d’être suivi. Il relève d’un véritable journalisme, fondé sur la recherche de la rencontre, et il parvient à donner aux images dont il est l’auteur une puissance graphique peu commune. On peut se faire une idée de son travail sur son site : https://www.lucasbarioulet.com/