On peut donner bien des définitions de la politique. Mais, pratiquement, on pourrait dire que c’est l’art et la manière de rendre possible la vie commune, ce qui permet de gouverner la Cité, c’est à dire l’ensemble des citoyens. Or, parce que chacun d’entre eux est tenté de satisfaire des intérêts privés qui ne sont pas tous compatibles avec ceux des autres, la politique n’est pas une mince affaire, et on pourrait dire qu’avant même de produire tout un système de lois qui va régler, en détail, ce qu’on peut se permettre, ce qu’il est interdit, ou ce qu’on doit faire, la politique doit se soucier du maintien de la simple possibilité de vivre ensemble. Ce qui n’a rien d’évident.
Dans ce nouvel extrait du livre de Bruce Bégout, dont on mesure de plus en plus l’importance, on trouve énumérées les conditions de cette vie commune, dont on a vu qu’elles peuvent être synthétisées sous ce concept, qui est au coeur de la réflexion de Bégout, la décence commune.
Voici donc ces règles. On observera qu’à la fin de cet extrait, on détermine comment on peut empêcher que les plus faibles soient humiliés, parce que finalement, l’indécence consiste à prendre la liberté d’humilier les autres. On constatera que dans les trois domaines que Bégout identifie (la politique, l’économie et la culture), on peut se demander si la mécanique qui anime notre vie commune ne nous incite pas, constamment, à pratiquer une humiliation systématique du plus grand nombre. Il y a là, sans doute, une réflexion à approfondir.
« Premièrement la société décente doit impérativement respecter les règles fondamentales des libertés individuelles et de la tradition libérale que les couches populaires ont adoptées dans le sens d’un respect de la vie privée. Est décent ce qui n’humilie pas l’individu, mais témoigne du respect de sa vie, de ses choix, de ses manières d’être et de penser.
Deuxièmement, elle doit mettre immédiatement fin aux inégalités sociales, économiques et culturelles les plus choquantes qui, par leur disposition monstrueuse, constituent l’indécence même. Orwell propose, dans ce sens, d’instaurer par exemple une échelle des salaires allant de 1 à 10, laquelle devrait tenir les différences sociales dans un ordre relativement plus décent. La décence désigne ici une sorte de juste mesure des talents et des travaux qui doit permettre à chacun de ne pas se sentir humilié par la non reconnaissance de ses actes. Orwell, on s’en serait douté, n’a aucun goût pour le nivellement étatique des qualités et des comportements, mais il fustige l’acceptation libérale de l’inégalité au nom de l’efficacité du système économique (par ailleurs difficile à démontrer). Aussi son socialisme vise-t-il à instaurer une égalité économique de proportion, fondement de l’estime de soi et fin de l’humiliation sociale.
Troisièmement, toute loi, ou institution, de la société ne peut aller contre la décence ordinaire et violer son code moral immanent et pré-juridique. La common decency joue en quelque sorte ici le rôle d’un droit naturel, irréductible qu droit positif et lui servant de modèle invisible et inviolable. Toute constitution politique doit respecter le pouvoir constituant de la décence ordinaire.
Quatrièmement enfin, la société décente n’est pas une société utopique et parfaite où un bonheur sans taches régnera; c’est une société qui n’impose aucun idéal de vie, mais respecte les pratiques et les formes de vie ordinaires déjà constituées, mêmes celles qui possèdent un caractère trivial et peut-être imparfait.
Ce programme très général (qu’Orwell n’a fait qu’esquisser à travers ses essais et articles) implique surtout, comme on le voit, la tâche de supprimer sans délai les causes les plus criantes de l’indécence et de l’humiliation des hommes ordinaires. Elles sont toujours pour Orwell de trois ordres : politiques, économiques et culturelles. Qu’est-ce qui, en effet, humilie quotidiennement l’homme ? C’est toujours le pouvoir entendu comme la forme instituée (nécessairement injuste) de domination de l’homme sur l’homme. Il n’y a pas de pouvoir qui ne suppose la différence hiérarchique et hégémonique des dominants et des dominés. Aucun pouvoir n’est – et ne peut être – démocratique au sens strict, à la différence de la souveraineté. Ce pouvoir, par nature dominateur, est soit politique (partage inégal des responsabilités politiques par des formes autoritaires voire dictatoriales de gouvernement), soit économique (partage inégal des richesses par leur concentration dans la classe des propriétaires), soit enfin intellectuel (partage inégal du savoir, de la parole et de la représentation). La question centrale pour Orwell est donc la suivante : comment faire pour que la pratique ordinaire de la décence s’étende à toutes les strates de la société, afin de les corriger dans le sens d’une plus grande justice sociale, sans pour autant se convertir en formes hiérarchiques, et institutionnelles ? En un sens, en tant qu’elle appartient continuellement à une pratique immanente et anonyme, la décence ordinaire est politiquement an-archiste : elle inclut en elle la critique de tout pouvoir constitué au profit d’un accomplissement sans médiation du sens du juste et de l’injuste. Mais elle ne peut rester au simple stade négatif du contre-pouvoir, elle doit, elle aussi, entrer dans le jeu de l’action positive et transformatrice du réel. »