Une option serait de supposer que malgré les contraintes on puisse être néanmoins libre et ce justement parce que nous sommes conscients. C’est une hypothèse ancienne puisque déjà dans l’Antiquité grecque, un groupe de philosophes menés par Epictète l’a développée et répandue. Ces philosophes s’appelaient les stoïciens et leur thèse centrale était que dans ce monde il faut distinguer ce qui dépend de nous de ce qui ne dépend pas de nous. Or Epictète, dans son ouvrage principal, «Le Manuel » considère d’une manière un peu particulière cette distinction. Certes on comprend tous que la plus grande partie des évènements physiques de l’univers soient totalement hors de notre pouvoir. Mais on est assez facilement persuadé que par contre, notre corps est sous notre contrôle, qu’on peut aussi maîtriser notre entourage proche et que l’on est en mesure d’obtenir ce que nous voulons pour peu qu’on y mette les moyens. Épictète, lui, va réduire énormément la sphère de notre pouvoir. Pour 1ui, notre corps nous échappe par exemple, il mourra alors même qu’on s’y sera attaché, il peut nous trahir en tombant malade, en étant estropié. Il ne faut donc pas s’y attacher plus que de raison. C’est d’ailleurs là le grand conseil d’Epictète : ne pas accorder aux choses une valeur qu’elles n’ont pas.
« 1. Parmi les choses qui existent, certaines dépendent de nous, d’autres non. De nous, dépendent la pensée, l’impulsion, le désir, l’aversion, bref, tout ce en quoi c’est nous qui agissons; ne dépendent pas de nous le corps, l’argent, la réputation, les charges publiques, tout ce en quoi ce n’est pas nous qui agissons.
2. Ce qui dépend de nous est libre naturellement, ne connaît ni obstacles ni entraves; ce qui n’en dépend pas est faible, esclave, exposé aux obstacles et nous est étranger.
3. Donc, rappelle-toi que si tu tiens pour libre ce qui est naturellement esclave et pour un bien propre ce qui t’est étranger, tu vivras contrarié, chagriné, tourmenté; tu en voudras aux hommes comme aux dieux; mais si tu ne juges tien que ce qui l’est vraiment – et tout le reste étranger -, jamais personne ne saura te contraindre ni te barrer la route; tu ne t’en prendras à personne, n’accuseras personne, ne feras jamais rien contre ton gré, personne ne pourra te faire de mal et tu n’auras pas d’ennemi puisqu’on ne t’obligera jamais à rien qui pour toi soit mauvais.
4. A toi donc de rechercher des biens si grands, en gardant à l’esprit que, une fois lancé, il ne faut pas se disperser en oeuvrant chichement et dans toutes les directions, mais te donner tout entier aux objectifs choisis et remettre le reste à plus tard. Mais si, en même temps, tu vises le pouvoir et l’argent, tu risques d’échouer pour t’être attaché à d’autres buts, alors que seul le premier peut assurer liberté et bonheur. »
Epictète, Le Manuel
Dans cette vision du monde, l’homme se retrouve donc soumis en grande partie à l’univers dans lequel il se trouve, sans pouvoir faire grand chose contre les évènements dont il est parfois bénéficiaire, parfois victime aussi. Il ne peut pas grand chose et pourtant Epictète va montrer qu’il dispose d’un pouvoir fondamental: il peut accepter ce monde et ce qui lui arrive. La raison pour laquelle Epictète propose cette attitude est en fait simple: il conçoit l’univers comme un ensemble ordonné par une logique d’ensemble. Autrement dit, sans tomber dans le fatalisme, il pense que ce qui arrive arrive selon une raison générale. Aussi est il inutile de vouloir que les choses aient lieu autrement que la manière dont elles ont effectivement lieu. Par exemple, je peux désirer que mes proches ne meurent jamais, mais la logique du monde veut qu’ils soient mortels. Aussi, Epictète considère t-il que la liberté ne peut pas consister à aller contre la logique du monde et qu’au contraire il s’agit d’accepter et d’agréer aux choses telles qu’elles sont. C’est là le message central du Manuel :
« 13. N’attends pas que les événements arrivent comme tu le souhaites; décide de vouloir ce qui arrive et tu seras heureux. »
Ibid
Ainsi chez Epictète, la liberté est elle diamétralement opposée à la liberté telle qu’on la concevait au départ, puisque ici il s’agit d’être absolument conscient de participer à l’ordre d’un monde dans lequel on n’a pas les pleins pouvoirs et au sein duquel il faut donc sans cesse réévaluer ce à quoi on s’attache.
Dans la même lignée mais pour d’autres raisons, au XVIIe. Siècle, Spinoza va développer une attitude un peu semblable en s’appuyant, lui, sur le prodigieux essor scientifique de son siècle. En effet, quand Spinoza considère l’univers, il y voit un immense système dans lequel tous les faits sont chronologiquement liés les uns aux autres par les relations de cause à effet. Cela nous paraît naturel aujourd’hui à ceci près qu’on pense communément qu’il y a un élément qui échappe à ce déterminisme général: l’homme lui-même. Ce que dit Spinoza, c’est que l’homme n’échappe pas au déterminisme, au contraire il y est plongé, comme le reste tout entier de l’univers. Et tout en nous fonctionne selon le déterminisme universel. Cela signifie que nos pensées les plus intimes, nos réactions les plus spontanées, les rêves que nous faisons, les idées qui nous passent en tête quand nous sommes ivres, les délires qu’on peut vivre sous l’action de psychotropes, tout cela est en fait le produit de causes parfaitement déterminées. Dès lors, ici aussi la seule liberté possible consiste à accepter le monde tel qu’il est pour l’accompagner, même quand on ne le comprend pas, parce que si on voyait le monde depuis la position de Dieu, alors on pourrait voir que tout ceci est tel que cela devait être et qu’il n’y a donc aucune raison de le vouloir autrement. On est loin ici de la liberté envisagée dans l’exemple de l’acte gratuit. Autant l’acte gratuit se veut inconscient, autant ici la liberté implique la conscience claire de n’être qu’un élément infime de l’univers, qui doit accepter sa condition car la refuser conduirait nécessairement à la déception. Ces quelques lignes de Spinoza résument bien cela:
«Nous sommes agités de bien des façons par les causes extérieures et pareils aux flots de la mer, agités par les vents contraires, nous flottons inconscients de notre sort et de notre destin ».
Spinoza, L’Ethique, III, LIX, Scolie, p. 524
Mais cette phrase désigne justement celui qui en resterait au constat d’impuissance, celui qui est un simple spectateur du monde, qui n’agit pas et ne pense pas. Inconscient, la liberté est pour lui hors d’atteinte car il reste le jouet de l’univers. La seule solution est donc la prise de conscience de sa condition, sa compréhension la plus complète possible et son acceptation comme une situation nécessaire.
Merci beaucoup pour cette explication à la fois approfondie et très accessible.