Un petit texte peut se prêter à un développement relativement long si il est dense en présupposés. Et le texte qui suit l’est. L’explication qui suit est réalisée selon la méthode qu’on a donnée en cours. Je n’y ai, exprès, ajouté aucun titre, pour que le texte soit semblable à ce qu’on pourrait proposer à l’examen. Mais pour que vous vous y retrouviez, j’ai inséré une illustration à chaque changement de partie. Evidemment, à l’examen, on n’illustre en aucune manière son propos. A priori, ça va sans dire. Mais comme il s’agit, justement, de se méfier des évidences, on préfère le préciser.
Réserver ou suspendre notre jugement, cela consiste à décider de ne pas permettre à un jugement provisoire de devenir définitif. Un jugement provisoire est un jugement par lequel je me représente qu’il y a plus de raison pour la vérité d’une chose que contre sa vérité, mais que cependant ces raisons ne suffisent pas encore pour que je porte un jugement déterminant ou définitif par lequel je décide franchement de sa vérité. Le jugement provisoire est donc un jugement dont on a conscience qu’il est simplement problématique.
On peut suspendre le jugement à deux fins : soit en vue de chercher les raisons du jugement définitif, soit en vue de ne jamais juger. Dans le premier cas la suspension du jugement s’appelle critique (…) ; dans le second elle est sceptique (…). Car le sceptique renonce à tout jugement, le vrai philosophe au contraire suspend simplement le sien tant qu’il n’a pas de raisons suffisantes de tenir quelque chose pour vrai.
Kant, Logique (1800)
Quand un enfant dit que les épinards, c’est pas bon, on a tendance à lui conseiller de relativiser un peu son jugement, en modifiant un peu son énoncé : ce n’est pas que les épinards ne soient pas bons, c’est qu’ils ne lui plaisent pas. On pense que cette prudence est limitée aux jugements de goût, parce qu’ils sont subjectifs. Pourtant, on pourrait se demander s’il ne faudrait pas en faire une règle générale dans tous les domaines de la connaissance. Après tout, sommes-nous si certains de ce que nous affirmons, et plus généralement encore, de ce que nous pensons ? N’y a-t-il pas, sous l’aplomb avec lequel nous imposons nos jugements, une grande incertitude qui devrait nous inciter à suspendre notre jugement ? Dans cet extrait de sa Logique, Kant aborde précisément cette attitude consistant à se retenir d’être définitif, à éviter d’être immédiatement dogmatique. Mais à la différence des sceptiques qui conseilleraient de ne plus produire de jugement du tout, considérant qu’aucune vérité ne peut être atteinte, et que tout jugement est vain, Kant propose ici de considérer qu’un jugement puisse être, simplement, provisoire. Ce faisant, il établit, entre l’erreur et la vérité, la catégorie du vraisemblable : ce qui est susceptible d’être vrai, ce qui semble être plus vrai que faux, sans qu’on puisse pour autant l’inscrire définitivement dans le domaine de la vérité. En somme, ce qui est encore douteux. Pour installer la possibilité d’un tel jugement provisoire, Kant commence simplement par le définir, le distinguant du jugement définitif. Dans un second temps, Kant déduit de cette première distinction deux usages du doute : un usage critique, et un usage sceptique, qu’il considérera comme contraire à l’attitude philosophique.
Etre réservé, c’est manquer d’assurance. On en fait souvent un motif de reproche, parce qu’on privilégie l’aplomb comme une qualité qu’on enseigne, par exemple, dans les cours d’éloquence. Pourtant, chacun sait que l’erreur et le mensonge sont généralement affirmés avec un aplomb à toute épreuve, et que c’est précisément pour cette raison qu’on risque de se tromper durablement, et de s’enfermer dans la dissimulation de la vérité. L’assurance n’est donc pas un critère de vérité. Cependant, il faut bien reconnaître que l’hésitation n’en est pas un non plus. Ce que Kant signifie d’emblée dans ce texte, c’est que la prudence réclame de ne pas accorder trop tôt un statut définitif à un jugement qui est, en fait, douteux. Il importe donc de distinguer les jugements provisoires des jugements définitivement établis.
Une fois cette thèse établie, il est nécessaire de définir ce qu’est un jugement provisoire, car ce n’est pas une élucubration. C’est une affirmation qui a été précédée d’une étude suffisante pour qu’on puisse en donner les raisons. On peut donc l’argumenter, mais pas suffisamment pour qu’on soit absolument certain qu’il soit vrai. Le présupposé de Kant, ici, c’est que la vérité, elle, serait absolument indéniable, qu’elle résisterait à toute mise à l’épreuve, et serait hors de portée de tout doute; elle serait dès lors définitive. Si le jugement demeure provisoire, c’est qu’il n’y a pas de bonne raison pour l’abandonner, il n’a pas été réfuté, mais il n’a pas non plus été totalement vérifié. On trouve une idée semblable chez un auteur plus récent, Karl Popper, qui s’intéressa à la valeur de la connaissance scientifique, et montra qu’en fait, toute théorie est en fait provisoire, au sens où elle ne peut jamais être tout à fait définitivement vérifiée, parce qu’aucune expérience décisive ne peut suffire à prouver pour de bon une théorie. Ainsi, il montrait que la science ne parvient pas, dans ses énoncés, à la vérité, mais plutôt à ce qu’il faudrait appeler « vérisimilitude », qui est la propriété de ce qui, jusque là, peut-être considéré comme vraisemblable. On peut en déduire que ce qui caractérise une science, c’est précisément la conscience dont elle fait preuve du caractère provisoire de ses propres jugements, et de la nécessité dans laquelle elle se trouve, dès lors, de les remettre constamment en question. Ainsi, par nature, pour Popper, une théorie scientifique est falsifiable, c’est à dire qu’on doit pouvoir tenter de la mettre à l’épreuve. On peut au moins essayer de la mettre en doute et de prouver qu’elle est fausse. C’est pour cette raison que les arts de divination, comme l’astrologie ou la lecture dans la mare de café, n’appartiennent pas à la sphère des sciences, pas plus que les mythes : leur assurance définitive, leur manque de prudence vis à vis de leurs propres énoncés les empêchent d’être reconnus comme sciences.
Kant n’incite donc, ni à ne rien dire, ni à dire n’importe quoi. Il rassure aussi : il est possible d’affirmer quelque chose, même si ce n’est pas absolument certain. En revanche, il est nécessaire d’être au clair quant au statut de cet énoncé, et de ne pas présenter comme une connaissance définitive ce qui n’est en fait que le résultat provisoire d’une réflexion qui est encore en chantier. Cette distinction entre la vérité et la vraisemblance permet, finalement, d’établir ce qu’est, dans le fond, un problème. Quand il écrit que « Le jugement provisoire est donc un jugement dont on a conscience qu’il est simplement problématique », Kant nous indique en même temps la limite d’un tel jugement, mais aussi sa richesse : un problème est évidemment l’aveu d’une insuffisance de la connaissance. Mais c’est aussi, en soi, une prise de conscience cruciale, puisqu’il n’y a pas de problème sans conscience d’une énigme à résoudre, d’un manque de savoir qu’il faudra combler. On est proche, ici, de la conscience qu’avait Socrate de sa propre ignorance, en laquelle il voyait que, finalement, il était plus sage que ceux qui prétendaient détenir la vérité. Dans L’Apologie de Socrate, Platon lui faisait dire « Ce que je ne sais pas, je ne prétends pas non plus le savoir ». Ainsi, il montrait que, finalement, les sophistes, ces sages autoproclamés, souffraient d’un excès de précipitation, et d’un manque de prudence. Lui-même préférait ne pas savoir, admettre clairement qu’un énoncé n’avait pas encore été validé, plutôt que prendre le risque ou avoir l’audace de présenter comme définitif un jugement qui ne serait, en fait, que prétentieux.
Derrière cette distinction établie en première partie, il y a en réalité une critique de deux attitudes. La première, on l’a vu, c’est la précipitation. Mais la seconde, c’est un excès de prudence qui conduirait à ne plus rien affirmer du tout. C’est pour cette raison que dans un deuxième temps, Kant va établir deux façons de mettre en oeuvre le doute, l’une méthodique et critique, et l’autre sceptique. Cette distinction conduira à condamner l’usage sceptique du doute, et à saluer son usage critique comme essentiel à la philosophie.
Quand on doute, on peut poursuivre deux objectifs différents. C’est la distinction fondamentale qu’établit alors Kant. Soit on doute pour consolider une connaissance qui sera reconnue comme vraie parce qu’elle aura résisté à toutes les mises en causes; soit on doute afin de détruire, une à une, chaque connaissance, dans l’objectif de poursuivre ce doute indéfiniment, en éliminant un à un chaque jugement, chaque connaissance. Disons-le autrement : on peut douter pour ne plus douter, et on peut douter pour douter.
La distinction qu’établit ici Kant est très classique. On pourrait la ramener à l’opposition entre l’usage que fait Descartes du doute, et celui que mirent en oeuvre les sceptiques des siècles auparavant. Pour reprendre l’ordre dans lequel Kant les évoque, on peut commencer par le doute cartésien : c’est ce qu’on appelle un doute méthodique. C’est à dire qu’il est mis en oeuvre en espérant que les connaissances lui résistent. Dans le fond, Descartes prend le risque d’aboutir à un scepticisme, mais il ne l’espère pas. Il pousse simplement, dans le domaine de la connaissance, la prudence le plus loin possible. Et il s’en faut d’un cheveu pour que toute la connaissance ne tombe dans l’incertitude, car Descartes pousse très loin la mise en oeuvre du doute, jusqu’à douter de ce dont, d’habitude, on ne doute pas : l’existence du monde, du corps, la conviction que nous ne sommes pas en train de vivre dans un rêve. C’est excessif, mais c’est parce qu’il applique à la connaissance un strict principe de précaution. C’est pour cette raison qu’on dit du doute cartésien qu’il est méthodique, et hyperbolique. Mais il n’est pas sceptique, pour la simple raison qu’il a pour objectif de trouver un jugement qui puisse lui résister. Et il le trouve : on ne peut pas douter de sa propre pensée, car pour cela, il faut penser. Et comme je ne peux pas penser sans être quelque chose qui pense, la pensée est une mise en évidence du fait que je sois. D’où ce jugement célèbre : « Je pense, donc je suis ». Il s’agit là, pour Descartes, d’une certitude absolue, qui ne saurait être remise en question. C’est donc ce que Kant appelle un jugement définitif, qui ne l’a pas été d’emblée, qui l’est devenu par l’usage intransigeant du doute.
Ce n’est pas un hasard si c’est au moment où Descartes montre l’évidence de la formule « Je pense, donc je suis », qu’il parle, aussi, des « extravagantes suppositions des sceptiques ». Certes, il partage avec eux leur méthode, puisqu’ils mettent le doute au centre de leur refus de juger de quoi que ce soit. Mais il n’en partage pas les objectifs. Et c’est exactement cette distinction que met en lumière Kant : « le sceptique renonce à tout jugement ». Mais cette position n’est pas logique, et en tant que telle, elle appelle le doute. Renoncer à tout jugement, c’est déjà émettre un jugement. Quand on dit qu’on ne peut rien savoir, on dit qu’on sait au moins cela : on ne peut rien savoir. Quand on dit qu’on ne dira rien, on désobéi déjà à l’engagement qu’on vient de prendre. C’est donc que les positions fondamentales du scepticisme sont, en fait, contradictoires, et pour cette raison, douteuses. Disons le autrement : ce que Kant reproche au scepticisme, c’est qu’on en atteint trop vite les limites. C’est à dire que si on applique le doute à ses propres thèses, alors on met immédiatement le doigt sur une fragilité tellement profonde que c’est le scepticisme tout entier qui est remis en question. Et quand il parle de « l’usage critique » du doute, c’est de cela qu’il veut parler : d’une méthode qui teste les limites d’une pensée, d’un jugement, qui établit jusqu’à quel point il résiste au doute. Et tout le paradoxe du scepticisme tient à ceci : il est rongé de l’intérieur par sa propre méthode, et il s’autodétruit. Autant dire que sa prétention à se constituer lui-même comme jugement définitif est, ici, anéantie.
Nous pouvons conclure, avec Kant, sur ceci : si la philosophie consiste à mettre en oeuvre un doute systématique, à développer une méfiance méthodique envers les connaissances, y compris celles qui semblent a priori évidentes, alors philosopher, c’est traquer les incohérences, et les invraisemblances dans les connaissances. Dès lors, la philosophie ne peut pas s’accommoder avec le scepticisme, précisément parce que la thèse centrale de celui-ci présente une incohérence fondamentale, sur laquelle tout le reste de l’édifice intellectuel est construit. Finalement, c’est à une définition du philosophe lui-même que conduit ce texte, comme une conséquence des distinctions établies auparavant : il est celui qui évite de prendre pour définitifs les jugements qui ne sont, en fait, que provisoires. En évoquant Karl Popper, on aura montré que cette attitude, il la partage avec le scientifique, qui travaille lui aussi à la remise en question des théories trop souvent admises comme éternelles. Le philosophe, lui, a cependant pour particularité de devoir se méfier de la philosophie elle-même, dès l’instant où elle se constitue en un ensemble de connaissances qu’il faudrait admettre définitivement. C’est pour cette raison que même le scepticisme ne peut échapper à la mise en oeuvre du doute, et qu’il faut reconnaître qu’il n’y résiste pas. Finalement, la philosophie semble être une activité qui n’a pas de point d’arrêt, et dont l’intérêt se trouve, non pas dans les théories qu’elle établit, mais dans sa façon d’y ajouter, sans fin, des points de suspension.
Illustrations :
Toutes les illustrations sont tirées de la série médicale Dr House, évidemment. Il y a dans cette série quelque chose de véritablement passionnant, c’est la façon dont son héros vient systématiquement troubler les jugements de ses collègues et les déclarations des patients. Selon ce fameux docteur misanthrope, il faut partir d’un principe simple : tout le monde ment. Patients, médecins, famille, entourage, personne n’est sincère, tout le monde cache des choses et empêche le diagnostic. Dès lors, on part toujours dans la mauvaise direction. Ce médecin fait donc partie du club des maîtres du soupçon. Bien sûr, à force, ce principe donne une forme assez répétitive à la suite des épisodes de la série, mais il est toujours intéressant, au moment de réfléchir aux vertus du doute, d’avoir en tête ce personnage et sa singulière conception du rôle du médecin, qu’il voit avant tout comme un enquêteur, et dans un second temps seulement, comme un guérisseur.