Tombant par hasard sur un mini-métrage (The Altar, de Matthew P. Rojas) mettant en scène un combat de lutte qui semblait se dérouler dans un univers parallèle, un peu semblable au nôtre, mais nettoyé de tout le superflu, rassemblé autour de l’essentiel, c’est à dire autour du simple mouvement de la vie, plongé dans une lumière réglée pour demeurer à la frontière de la pénombre, j’avais en tête, dès le premier visionnage, ce qu’écrivait Alexis Philonenko à propos de la boxe.
Alexis Philonenko est un grand professeur de philosophie du 20ème siècle, grand commentateur aussi de Kant, de Fichte ou de Hegel. Et comme on ne saurait être commentateur sans penser dans les pas de ceux qu’on commente, il était à son tour philosophe. Et à vrai dire, en regardant ces deux lutteurs combattre, j’avais en même temps Hegel en tête, en général, et sa dialectique du maître et de l’esclave, en particulier. En fait, j’ai ça en tête à chaque fois que je vois des êtres humains entrer en confrontation pour se battre, face à face, dans un duel qui pourrait aller jusqu’à la mort, sans avoir pour autant la mort pour véritable motif. J’ai Hegel en tête lors des combats de boxe, dans les combats de lutte, je l’ai en tête aussi devant Fight-Club, ou devant Un Prophète. Et non seulement j’avais à l’esprit la Dialectique du maître et de l’esclave, mais parce que la lutte me fait penser à la boxe, je visualisais vaguement les commentaires que Philonenko avait composés sur ce fameux passage de La Phénoménologie de l’Esprit.
Et comme Hegel, c’est la quintessence de la pensée dialectique, je me disais qu’en réalité, contrairement à ce qu’on peut penser lorsqu’on voit ce mini-métrage pour la première fois, s’il y a bel et bien un combat entre ces deux lutteurs, il y a aussi quelque chose qui relève de la fusion, ne serait-ce que parce qu’on ne combat pas seul, et que l’autre est nécessairement constitutif de soi-même en tant que lutteur dans ce genre de corps à corps.
En fait, ce petit film va plus loin que ça, et la synthèse qui va au-delà de l’opposition de ces deux lutteurs peut se trouver dans leur différence d’âge : l’un, est en fait, l’évolution mature de l’autre. L’autre, est son potentiel juvénile. L’un est ce que l’autre deviendra. L’autre est, virtuellement, ce que l’un est devenu. Mais le plus mature ne peut être devenu ce qu’il est qu’au prix du passage à l’acte de ce potentiel contenu dans sa propre jeunesse, potentiel qui ne peut être, et avoir été. Il est donc confronté à une énergie qu’il n’a plus, puisqu’il l’a dépensée. Et ce qu’il est, c’est le résultat de cette dépense. On pourrait croire que sur le tapis, ou sur le ring, deux forces s’opposent pour s’anéantir, mais si tel était le cas, il ne resterait rien d’un combat. On peut émettre l’hypothèse qu’au contraire, ces deux forces s’entrechoquant ou s’emmêlant l’une l’autre, jettent chacun leur énergie dans un processus commun qui fait quelque chose.
A la fin de son Histoire la boxe, Alexis Philonenko fait le point, en ces termes :
Ce qu’aura voulu illustrer cette histoire – en dehors de la contribution qu’elle veut apporter à la lutte contre le racisme – c’est la démonstration que des hommes, bien peu favorisés par la vie, ont su agir correctement, non seulement en disciplinant leur corps, leur intelligence, mais aussi leur cœur. Et, bien que ce ne soit pas ce que la société appelle son métier (mot qui, parfois, lorsqu’il respire l’exclusion, d’honorable devient odieux), l’historien de la philosophie doit se pencher sur cette réalité humaine, qui, peut-être par hasard, n’a pas été le coeur de sa vie. Qu’un historien de la philosophie ait osé écrire une histoire de la boxe paraîtra inévitablement bizarre et même scandaleux, tant par rapport à sa destinée (qu’il enlaidira, croit-on !), que par rapport aux chroniqueurs, qui jugent être les seuls compétents. Comme si nous ne devions pas , simultanément, échanger nos sangs et nos esprits ! Nos forces, physiques et mentales, devraient, bien au contraire, davantage s’unir, en sorte que nous puissions voir, partout, l’homme travailler à sa libération et l’y aider.
Alexis Philonenko; Histoire de la boxe, 1991, p. 438 sq
(…)
A mes yeux le moment le plus émouvant de l’histoire de la boxe fut l’immense geste de charité qu’accomplit Max Schmeling, sauvant, pendant la guerre, le pauvre Primo Carnera1. Il est vrai, ce moment n’est pas le plus spectaculaire. Mais, c’est celui qui prouve, selon moi, comment au sein de cet univers mental terrifiant, la fraternité peut miraculeusement trouver des racines profondes. Peut-être ceux d’entre nous qui furent, sans pitié, jetés dans la guerre – je pense, ici, à l’époque où je faisais, comme on dit, mon devoir en Algérie -, peuvent-ils, partant de la fraternité d’armes, qui n’est pas une vaine chose, mais le sommet indépassable de l’amitié, comprendre la profondeur toute naïve et humaine de ce geste… Je ne sais? Mais l’acte de charité de Max Schmeling, dont on faussa les propos, recèle une dimension infiniment troublante et énigmatique, car si la fraternité d’armes naît quand on est du même côté, dans l’univers de la boxe elle s’engendre dans l’adversité (si nous entendons bien le sens latin du mot).
Que doit devenir la boxe ? La boxe n’a plus rien à prouver depuis le combat mémorable, disputé en la capitale du Zaïre2. Elle n’est plus porteuse d’un noble idéal, parce qu’elle l’a accompli [Note du moine copiste : il y a là un motif tout à fait Hégelien : on pourrait ici parler de mort de la boxe comme il y aurait une mort de l’art ou une fin de l’histoire : l’histoire connait des phases, qui ont un sens, réalisent un pan de l’Idée, puis l’histoire passe à une phase suivante]. Ce n’est évidemment pas pour cette seule raison que l’argent, se détournant de la boxe, la conduit à l’agonie. Mais la boxe doit demeurer vivante, parce que, même si on l’a dit et redit, il convient de le répéter, elle est une école de courage et de sang-froid. J’ai, toute ma vie, cru devoir plaindre les hommes qui n’avaient pas pu, soit par faiblesse physique, soit par inaptitude mentale, franchir les cordes et monter sur le ring. Jeune homme, mon avenir s’orientait vers l’étude de la pensée allemande. J’ai, à cet âge, voulu monter sur le ring. Quels beaux souvenirs ! Je n’ai pas honte de l’avouer, et d’autant moins, que je crois être, peut-être, un homme intelligent, nullement un intellectuel. Confidences pour confidences, je préfère les boxeurs aux intellectuels. Bref, usons d’un mot grec : la boxe doit devenir une παιδεία, une éducation, et ce mot résume tout. Relisons les Anciens. Ils ont presque tout dit là-dessus. Nous n’aurons pas à fournir un effort épuisant pour inventer cette παιδεία.
La lutte n’a pas la même histoire que la boxe, sans doute parce qu’il n’y a pas, du moins dans l’histoire connue, de combat ultime qui serait la réalisation finale de ce sport. Mais on pourrait retrouver, dans l’histoire individuelle de ceux et celles qui le pratiquent, des trajectoires similaires. Parce que la lutte engage les corps, elle crée quelque chose qui naît dans cette rencontre, cette énergie qui fait plus que s’affronter : elle concourt. Il y a, de toute évidence, dans tous les sports de combat, pour peu qu’ils ne visent pas la seule destruction de l’adversaire, ni le seul argent, quelque chose qui relève, comme le note Philonenko, d’une pédagogie, d’une éducation, c’est à dire d’une découverte partagée de ce qui constitue l’essentiel d’une existence.
Il n’est pas étonnant, dès lors, de regarder Philonenko apprendre sur les rings ce qu’Orwell ou Simone Weil apprirent, eux, dans le monde du travail ou sur les terrains de lutte, du piquet de grève à la guerre d’Espagne : au-delà des sports de combat, il y a le combat ordinaire, mené en commun, il y a le soulèvement commun contre les forces qui oppriment. Et dans ce combat émerge ce qu’Orwell appelle common decency, la décence commune. Cette lutte ci, elle aussi, est le théâtre d’une παιδεία d’autant plus nécessaire qu’il est possible qu’à l’avenir, une véritable pédagogie soit impossible là où elle devrait l’être. Conserver la possibilité d’une attention réelle portée à la jeunesse réclamera de créer, tenir et protéger de nouveaux espaces contre ce qui veillera, et oeuvre déjà, à les interdire.
Cette lutte doit avoir commencé, puisque les attaques sont déjà portées. Il faut espérer que ce qu’auront observé Philonenko et les quelques autres qu’on a cités émergera, aussi, sur cet autre ring, dans cet autre combat.
1Philonenko évoque ici le fait que Schmeling, alors soldat de l’armée allemande, intervint pour que Carnera échappe au Service du Travail Obligatoire où il était en train de mourir de faim.
2 Il évoque ici le célèbre combat qui, le 30 Octobre 1974, à Kinshasa, opposa Mohamed Ali à John Foreman. Philonenko consacre la dernière partie de son livre à ce combat, qu’il considère comme l’accomplissement final de l’historie de ce sport. Il a aussi consacré un livre à Mohamed Ali (Mohamed Ali, un destin américain, 2007)