Dans le cadre d’une réflexion contemporaine sur la technique, il est difficile de passer à côté du travail de Günther Anders. D’abord parce qu’après Hiroshima, c’est à cette question qu’il s’est entièrement consacré, mais aussi parce que la façon dont il l’a fait ambitionne d’observer la totalité de la culture européenne dans une perspective dont ce qu’il est arrivé de monstrueux au XXème siècle serait le point de fuite. Parce qu’il y a quelque chose qui est de l’ordre d’une forme commune entre le désastre qui se déroule autour de la seconde guerre mondiale, le projet nazi, et la façon particulière dont l’occident a laissé se développer la technique. Autant le dire ainsi : Anders est convaincu qu’avoir mis fin à la guerre et au nazisme n’a pas résolu le problème. Quelque chose de ce monstrueux demeure, qui se tient dans le fait que ce que nous faisons soit de l’ordre de l’irreprésentable. Et c’est peut-être ça, le monstrueux : ce dont on ne peut produire aucune représentation qui soit à sa hauteur. Au XXème siècle, la technique et ses productions ont atteint ce seuil d’irreprésentabilité, ce qui remet évidemment en question la possibilité de parler encore, dans ce domaine, de maîtrise. Non seulement, ce à quoi l’homme contribue, il ne peut se le représenter, mais il ne peut pas non plus le percevoir. D’Hiroshima on n’a rien vu et on ne peut fournir de représentation adéquate. Pur événement inaccessible, et à ses auteurs, et à ses victimes.
L’extrait qui suit est un des chapitres les plus importants de ce petit livre crucial, Nous, fils d’Eichmann. Il est un moment saisissant de compréhension de ce qui est en jeu dans le pouvoir de la technique; pouvoir qui échappe manifestement aux hommes lui-même, comme s’il jouait désormais sa propre partition. Plus on lit ce chapitre, plus on est saisi par la pertinence avec laquelle il décrit, dès les années 80, des phénomènes qui se déploient à une toute autre échelle encore, aujourd’hui.
Ce chapitre s’intitule Le Monde obscurci
« Quelles sont les racines qui plongent plus profond que les racines politiques ? Qu’est-ce qui a rendu possible le « monstrueux » ?
La première réponse à cette question semble banale. Effectivement, elle énonce : c’est le fait que nous sommes devenus, quel que soit le pays industriel dans lequel nous vivons et son étiquette politique, les créatures d’un monde de la technique.
Comprenez-moi bien. En elle-même, notre capacité de produire en très grandes quantités, de construire des machines et de les mettre à notre service, de construire des installations, d’organiser des administrations et de coordonner des organisations, etc., n’est nullement monstrueuse, mais grandiose. Comment et par quoi cela peut-il mener au « monstrueux » ?
Réponse : du fait que notre monde, pourtant inventé et édifié par nous, est devenu si énorme, de par le triomphe de la technique, qu’il a cessé, en un sens psychologiquement vérifiable, d’être encore réellement nôtre. Qu’il est devenu trop pour nous. Et que signifie cela maintenant ?
Tout d’abord que ce que nous pouvons faire désormais (et ce que nous faisons donc effectivement) est plus grand que ce dont nous pouvons nous faire une image ; qu’entre notre capacité de fabrication et notre capacité de représentation un fossé s’est ouvert, qui va s’élargissant de jour en jour ; que notre capacité de fabrication – aucune limite n’étant imposée à l’accroissement des performances techniques – est sans bornes, que notre capacité de représentation est limitée de par sa nature. En termes plus simples : que les objets que nous sommes habitués à produire à l’aide d’une technique impossible à endiguer, et les effets que nous sommes capables de déclencher sont désormais si gigantesques et si écrasants que nous ne pouvons plus les concevoir, sans parler de les identifier comme étant nôtres. – Et, bien sûr, notre capacité de représentation n’est pas seulement dépassée par la grandeur démesurée de nos performances, mais aussi par la médiation illimitée de nos processus de travail. Dès que nous sommes postés pour exécuter l’un des innombrables gestes particuliers dont se compose le processus de production, nous perdons non seulement tout intérêt pour le mécanisme dans son ensemble et pour ses effets ultimes, mais, plus encore, nous nous trouvons privés également de la capacité de nous en faire une image. Quand nous avons passé un degré maximal de médiateté – et, dans le travail actuel, industriel, commercial et administratif, c’est la situation normale -, alors nous renonçons, non : alors nous ne savons même pas que nous renonçons, et qu’il serait de notre devoir de nous représenter ce que nous faisons.
Et ce qui vaut pour la représentation vaut tout autant pour notre perception : si les effets de notre travail ou de nos actions dépassent une certaine grandeur ou un certain degré de médiation, alors ils commencent à se brouiller à nos yeux. Plus l’appareil dans lequel nous sommes intégrés se complique, plus ses effets grossissent, moins nous y voyons, plus s’enlise notre chance de pénétrer les déroulements dont nous sommes une partie ou de deviner ce qu’il en est réellement. Bref : bien qu’étant l’oeuvre des humains, et maintenu en fonctionnement par nous tous, notre monde, se soustrayant aussi bien à notre représentation qu’à notre perception, devient de jour en jour plus obscur. Si obscur que nous ne pouvons même plus reconnaître son obscurcissement ; si obscur que nous serions même en droit d’appeler notre siècle un dark age. Il faut en tout cas se défaire définitivement de l’espérance naïvement optimiste du XIXème siècle que l’homme sera forcément de plus en plus éclairé avec les progrès de la technique. Celui qui se berce aujourd’hui encore d’une telle espérance, ce n’est pas seulement qu’il est tout simplement superstitieux, ce n’est pas seulement qu’il est tout simplement une relique d’avant-hier, mais c’est qu’il est victime des groupes de pression actuels : à savoir, de ces hommes de l’ombre au siècle de la technique qui ont le plus gros intérêt à nous maintenir dans l’obscurité sur la réalité de l’obscurcissement de notre monde, mieux, à produire sans relâche cette obscurité. Car c’est en cela que consiste l’ingénieuse manœuvre de mystification menée aujourd’hui à l’encontre des sans-pouvoir. La différence entre les méthodes de mystification que nous connaissons et l’actuelle est bien évidente : tandis qu’auparavant la tactique allant de soi avait consisté à exclure les sans-pouvoir de tout éclaircissement possible,celle d’aujourd’hui consiste à faire croire aux gens qu’ils sont éclairés, alors qu’ils ne voient pas qu’ils ne voient pas. De toute façon, ce qui compte aujourd’hui, ce n’est pas que technique et lumières avancent au même pas, mais c’est qu’elles obéissent à la règle de « la proportionnalité inverse », c’est-à-dire, plus trépidant le rythme du progrès, plus grands les résultats de notre production et plus imbriquée la structure de nos appareils : d’autant plus rapidement se perd la force de maintenir un rythme égal entre notre représentation et notre perception, d’autant plus rapidement baissent nos « lumières », d’autant plus aveugles devenons-nous.
Et c’est bien de nous qu’il s’agit. Car ce qui est défaillant, ce n’est pas, disons, seulement telle ou telle chose, ce n’est pas seulement notre représentation et notre perception – c’est nous-mêmes qui sommes défaillants jusque dans les fondements de notre existence, c’est-à-dire réellement à tous égards. «
Günther Anders, Nous, fils d’Eichmann, 1988; P. 51