Doit-on nécessairement opposer l’élévation spirituelle de l’humanité et son activité technique ? On peut être tenté de le faire, tant l’une semble libre, désintéressée et immatérielle, tant l’autre est au contraire contrainte, fondée sur l’intérêt utilitaire et économique et déterminée par les conditions matérielles d’existence. On a d’autant plus tendance à concevoir ce rapport comme une opposition que dans ce monde devenu industriel et technologique, l’homme semble égaré, comme s’il était dépourvu des outils permettant de vivre dans son propre environnement, contribuant à un univers auquel il se sent étranger. Pourtant, le problème ne réside peut-être pas tant dans l’industrie elle-même que dans les objectifs qu’elle poursuit. C’est ici la thèse de Bergson, à la fin de son important ouvrage, Les deux Sources de la morale et de la religion. Après avoir reconnu que tout donne l’impression que le machinisme est une catastrophe, il reprend l’analyse de ce processus et le distingue des effets massifs qu’on lui reconnaît, pour se demander ce que, dans le fond, il est. Il peut alors émettre l’hypothèse que derrière l’industrie, les machines, la technologie, il y a une puissance potentiellement spiritualisante, pour peu que l’humanité veuille bien fixer à ses propres moyens de nouvelles fins. Alors, l’homme aliéné à ses propres outils pourra connaître une libération qui lui ouvrira ce qu’on peut considérer comme une nouvelle ère.
« L’homme ne se soulèvera au-dessus de la terre que si un outillage puissant lui fournit le point d’appui. Il devra peser sur la matière s’il veut se détacher d’elle. En d’autres termes, la mystique appelle la mécanique. On ne l’a pas assez remarqué, parce que la mécanique, par un accident d’aiguillage, a été lancée sur une voie au bout de laquelle étaient le bien-être exagéré et le luxe pour un certain nombre plutôt que la libération pour tous. Nous sommes frappés du résultat accidentel, nous ne voyons pas le machinisme dans ce qu’il devait être, dans ce qui en fait l’essence.
Allons plus loin. Si nos organes sont des instrument naturels, nos instruments sont par là même des organes artificiels. L’outil de l’ouvrier continue son bras ; l’outillage de l’humanité est donc un prolongement de son corps. La nature, en nous dotant d’une intelligence essentiellement fabricatrice, avait ainsi préparé pour nous un certain agrandissement. Mais des machines qui marchent au pétrole, au charbon, à la « houille blanche », et qui convertissent en mouvement des énergies potentielles accumulées pendant des millions d’années, sont venues donner à notre organisme une extension si vaste et une puissance si formidable, si disproportionnée à sa dimension et à sa force, que sûrement il n’en avait rien été prévu dans le plan de structure de notre espèce : ce fut une chance unique, la plus grande réussite matérielle de l’homme sur la planète. Une impulsion spirituelle avait peut-être été imprimée au début : l’extension s’était faite automatiquement, servie par le coup de pioche accidentel qui heurta sous terre un trésor miraculeux.
Or, dans ce corps démesurément grossi, l’âme reste ce qu’elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. D’où le vide entre lui et elle. D’où les redoutables problèmes sociaux, politiques, internationaux, qui sont autant de définitions de ce vide et qui, pour le combler, provoquent aujourd’hui tant d’efforts désordonnés et inefficaces : il y faudrait de nouvelles réserves d’énergie potentielle, cette fois morale. Ne nous bornons donc pas à dire, comme nous le faisions plus haut, que la mystique appelle la mécanique. Ajoutons que le corps agrandi attend un supplément d’âme, et que la mécanique exigerait une mystique. Les origines de cette mécanique sont peut-être plus mystiques qu’on ne le croirait ; elle ne retrouvera sa direction vraie, elle ne rendra des services proportionnés à sa puissance, que si l’humanité qu’elle a courbée encore davantage vers la terre arrive par elle à se redresser, et à regarder le ciel« .
Les deux sources de la morale et de la religion in Oeuvres, PUF, pp. 1238-1239.