Ce qu’on voit depuis plusieurs cours, c’est que la science réside davantage dans les doutes qu’on peut nourrir à l’égard des connaissances qu’on croit avoir sur le monde, que dans les certitudes définitives qu’on peut accumuler à son sujet. On aime ironiser sur les erreurs scientifiques commises par les générations antérieures à la nôtre, le fait qu’ils aient pu penser que la Terre puisse être plate, la conviction dans laquelle ils étaient que notre planète était au centre de l’univers, que celui-ci était infini, que la forme d’un crâne pouvait déterminer le caractère d’une personne, y compris le fait qu’il s’agisse d’un criminel, tout comme on rit volontiers de ceux qui meurent après avoir bu les produits d’entretien de leur aquarium parce qu’ils contiennent du phosphate de chloroquine, ou qui conseillent de s’injecter du désinfectant pour combattre le coronavirus ; on en rit mais on oublie que plus tard, d’autres riront à leur tour de ce en quoi nous avons cru, puisque nous mêmes prononçons des jugements erronés sur le monde. Nous croyons être convaincus, alors que nous ne sommes que naïfs. On l’a vu, une bonne part de ces erreurs vient du fait que nous nous trompons sur la finalité de la science, croyant pouvoir nous contenter de ce que nous pensons être ses conclusions (les théories, ce que nous apprenons) alors que celles-ci devraient être plutôt considérées comme des étapes dans un trajet qu’il faudrait prendre le temps de suivre soi-même.
La science réside donc plus dans le questionnement que dans les réponses. Dans le texte qui suit, extrait du recueil Le sourire du flamand-rose de Stephen Jay Gould, la première phrase reprend précisément cette idée :
« Une recherche fructueuse, voilà la vraie définition de la science. La science n’est pas une liste de conclusions alléchantes ; les conclusions sont une conséquence de la science et non son essence. […]
Le fonctionnement de la science repose sur le caractère vérifiable des hypothèses que l’on propose. Nous pouvons accepter provisoirement une hypothèse et accroître notre confiance en elle si, après une longue compilation et un examen minutieux des données, de nouvelles informations corroborent cette hypothèse. Mais nous ne serons jamais parfaitement sûrs qu’une hypothèse est exacte, alors qu’il est tout à fait possible de démontrer sans ambiguïté qu’une hypothèse est fausse. Les meilleures hypothèses scientifiques sont généreuses et amplifiables : leurs développements et leurs implications jettent souvent une lumière nouvelle sur d’autres sujets proches ou même parfois sans rapport apparent. Songez, par exemple, combien l’influence du concept de l’évolution a marqué de nombreux domaines intellectuels.
Toute spéculation vaine, en revanche, a un caractère restrictif. Elle donne naissance à des hypothèses non vérifiables mais également impossibles à réfuter sur des bases concrètes. Remarquez que je ne fais pas intervenir ici le caractère exact ou erroné de la spéculation ; même si une hypothèse est exacte, elle ne nous servira à rien si elle est impossible à confirmer ou à réfuter. Ce type de spéculations reste à jamais du domaine des idées simplement intrigantes. Une spéculation vaine nous fait tourner en rond et ne nous mène nulle part. La vraie science contient en puissance les germes qui permettent de réfuter une hypothèse et les implications qui conduisent à de nouvelles connaissances, vérifiables. »
Stephen Jay Gould, « Sexe, drogues, catastrophes et extinction des dinosaures« , in Le sourire du flamand rose, 1985, tr. fr. Dominique Teyssié, Points Sciences, 1993, p. 453-454.
S’il faut trouver une unité à cet extrait, il faut le chercher ici : la science est une enquête menée tant vis à vis du réel, que vis à vis de ses propres propositions. En d’autres termes, il ne faudrait pas prendre les théories scientifiques pour les réponses aux énigmes que poserait le monde. Les théories n’ont de valeur scientifique que si elles peuvent être à leur tour questionnées. Pour Stephen Jay Gould, c’est ce qui rend ces théories si fertiles : comme elles suscitent davantage de réflexion que ce dont elles sont elles-mêmes le fruit, elles étendent leurs conséquences sur des domaines qu’elles ne touchaient pas a priori.
Ce qu’on comprend aussi à le lire, c’est qu’une théorie ne peut jamais être considérée comme vraie, tout simplement parce que par nature une théorie scientifique n’est pas vérifiable. Dès lors, mieux vaudrait dire qu’elles sont vraisemblables, tant qu’on n’en aura pas démontré la fausseté. Ici aussi, le critère de vérité n’est pas appliqué à telle ou telle théorie, mais à la discipline scientifique elle-même : il y a des démarches qui sont vraiment scientifiques et d’autres qui ne le sont pas. Et manifestement, pour être acceptée comme une vraie science, il faut qu’une discipline accepte l’idée que ses énoncés ne puissent pas, eux, être considérés comme tels. Ceux-ci pourront être acceptés, ils pourront même l’être collectivement par la communauté scientifique, il peut même arriver qu’ils soient appris et partagés par des peuples entiers, et ce pendant des siècles, mais ça ne leur donnera pour autant de caractère ni véridique, ni éternel.
Mais celui dont Stephen Jay Gould reprend ici l’idée est un des épistémologues les plus lus en terminale. Karl Popper est en effet un de ceux qui a le mieux montré à quelles conditions une théorie pouvait être considérée comme scientifique. Et ce faisant, il permet aussi de définir l’attitude qu’on doit soi-même entretenir vis à vis d’énoncés qui semblent être des réponses à des problèmes qu’on n’a pas pris soin de poser. Voici un des extraits dans lequel il expose cette position :
« 1) Si ce sont des affirmations que l’on recherche, il n’est pas difficile de trouver, pour la grande majorité des théories, des confirmations ou des vérifications. 2) Il convient de ne tenir réellement compte de ces confirmations que si elles sont le résultat de prédictions qui assument un certain risque ; autrement dit, si, en l’absence de la théorie en question, nous n’avions dû escompter un événement qui n’aurait pas été compatible avec celle-ci – un événement qui l’eût réfutée. 3) Toute « bonne » théorie scientifique consiste à proscrire : à interdire à certains faits de se produire. Sa valeur est proportionnelle à l’envergure de l’interdiction. 4) Une théorie qui n’est réfutable par aucun événement qui se puisse concevoir est dépourvue de caractère scientifique. Pour les théories, l’irréfutable n’est pas (comme on l’imagine souvent) vertu mais défaut. 5) Toute mise à l’épreuve véritable d’une théorie par des tests constitue une tentative pour en démontrer la fausseté (to falsify) ou pour la réfuter. Pouvoir être testée c’est pouvoir être réfutée ; mais cette propriété comporte des degrés : certaines théories se prêtent plus aux tests, s’exposent davantage à la réfutation que les autres, elles prennent, en quelque sorte, de plus grands risques. 6) On ne devrait prendre en considération les preuves qui apportent confirmation que dans les cas où elles procèdent de tests authentiques subis par la théorie en question ; on peut donc définir celles-ci comme des tentatives sérieuses, quoique infructueuses, pour invalider telle théorie […]. 7) Certaines théories, qui se prêtent véritablement à être testées, continuent, après qu’elles se sont révélées fausses, d’être soutenues par leurs partisans – ceux-ci leur adjoignent une quelconque hypothèse auxiliaire, à caractère ad hoc, ou bien en donnent une nouvelle interprétation ad hoc permettant de soustraire la théorie à la réfutation. Une telle démarche demeure toujours possible, mais cette opération de sauvetage a pour contrepartie de ruiner ou, dans le meilleur des cas, d’oblitérer partiellement la scientificité de la théorie […]. On pourrait considérer ces considérations ainsi : le critère de la scientificité d’une théorie réside dans la possibilité de l’invalider, de la réfuter ou encore de la tester. »
Karl Popper, Conjectures et réfutations, 1953, tr. fr. Michelle-Irène et Marc B. de Launay, Payot, 1994, p. 64-65
Tout d’abord, la période que nous traversons l’a déjà montré à plusieurs reprises, il est d’autant plus facile d’être « affirmatif », c’est à dire d’avancer des thèses en les présentant comme « vraies », qu’il est aussi très facile de les confirmer. Il suffit pour cela de faire reposer cette confirmation exclusivement sur les observations qui vont la « prouver ». Ainsi, si j’affirme que la chloroquine soigne le coronavirus, chaque patient supplémentaire qui guérit après avoir pris ce médicament semble être une vérification de la théorie selon laquelle ce médicament est le remède attendu. Mais en fait, la seule chose qu’on aura observée, ce n’est pas une relation de causalité entre le médicament et la guérison, mais une corrélation : le fait qu’on guérisse après avoir consommé quelque chose n’est pas une preuve qu’on ait guéri parce qu‘on a consommé cette chose. Donc aucun patient supplémentaire guérissant avec la chloroquine ne permettra de prouver que ce médicament est celui qu’il faut administrer, quel que soit le nombre de patients guéris dans cette configuration.
Où réside l’erreur d’une telle méthode ? Précisément dans le fait qu’elle tente de prouver la théorie, ce qu’on arrive toujours à faire. Pour Karl Popper, le caractère irréfutable, c’est à dire qu’on puisse pas essayer de prouver qu’elle se trompe d’une théorie, ou son caractère irréfuté, c’est à dire le fait qu’on se refuse à le faire, sortent celle-ci du champ scientifique. Après tout, sinon, les dogmes religieux, qui sont religieusement irréfutables, devraient être reconnus comme scientifiques eux aussi,certains religieux sachant très bien les « prouver » par l’expérience. Ce qui fait le propre d’une théorie scientifique, c’est au contraire le fait qu’elle soit réfutable, c’est à dire qu’on puisse la saisir par la moindre de ses articulations logiques (ce qui suppose déjà qu’on en dispose) pour les remettre en question s’il est possible de le faire, mais aussi qu’on puisse mettre en place une expérimentation visant à la mettre en difficulté, par exemple en réalisant ce que cette théorie considère comme impossible. En simplifiant beaucoup sa démarche, on peut considérer que Christophe Colomb tentant de faire le tour du monde met en oeuvre cette tentative de réfutation : si la Terre est plate, il est impossible de partir tout droit vers l’Ouest, et de revenir à son point de départ en arrivant de l’Est. Et il serait simple pour un platiste de ne jamais faire ce genre d’expérience, afin de ne surtout pas remettre en question ce qu’il pourra dès lors facilement considérer comme vrai : la Terre semble plate tant qu’on est convaincu qu’elle l’est et qu’on ne met surtout rien en oeuvre pour fragiliser ce schéma.
A quoi reconnaît-on dès lors qu’il faut se méfier plus particulièrement d’une théorie ? Au fait que ceux qui la soutiennent refusent absolument qu’on puisse s’en méfier. La volonté de sauver à tout prix une représentation du monde parce qu’on y est attaché est le contraire de la démarche qui doit être celle du scientifique et du véritable amateur de vérité. D’ailleurs, Karl Popper ne s’y trompe pas, quand il montre que même si une théorie est réfutée, ses « fidèles » continueront à la soutenir tout de même. Ainsi, jusqu’au 17ème siècle on pensait que le vide n’existait pas dans la nature. Cette « théorie » tenait en une « loi », simple, qui disait ceci : « la nature a horreur du vide ». Et après tout, on pourrait aujourd’hui confirmer cette théorie en sirotant son coca, la paille plantée dans le couvercle du gobelet. Si le coca monte dans la paille quand on aspire l’air, c’est bien que la « nature » remplace l’air par le coca. « Donc », la nature a bien horreur du vide. C’est exactement ce qu’on se disait à Florence au 17ème siècle. Cependant, les fontainiers avaient un souci : dans les immeubles, il n’arrivaient pas à faire monter l’eau à plus de 10,30 m. Les pompes fonctionnaient comme une immense paille : un piston aspirait l’air par le haut, et c’était censé aspirer l’eau en même temps. Et ça marchait, jusqu’à 10,30 m. Au-delà, l’eau ne montait plus et si on pompait davantage, il fallait bien connaître qu’on faisait le vide dans la tuyauterie, quand celle-ci résistait à l’expérience.
Si on veut vraiment s’accrocher à l’hypothèse selon laquelle l’eau monte dans le tube et le coca dans la paille parce que « la nature a horreur du vide », alors on a deux options : soit on n’essaie jamais d’aller au-delà de 10,30 m, soit on considère que la nature a horreur du vide jusqu’à 10,30 m et qu’au-delà les lois ne sont plus les mêmes. Si on suit Karl Popper on aura plutôt tendance à considérer qu’à cette hauteur, on vient de mettre en évidence le fait que la théorie est tout simplement fausse. Or, c’est précisément parce qu’on peut mettre en évidence qu’elle est fausse que cette hypothèse était scientifique. C’est bien le signe que le critère de scientificité est en fait indépendant du critère de vérité.
Donc, ce qui caractérise une théorie scientifique, ce n’est pas qu’elle soit « vraie » ou « vérifiée », c’est au contraire qu’on puisse tenter de la falsifier. Donnons un nom à cette propriété des théories scientifiques : il s’agit de la falsifiabilité.
Si l’horreur du vide dans la nature était irréfutable, on croirait encore que le coca monte dans la paille parce que nous l’aspirons. En fait, ce n’est pas le cas, malgré l’impression que ça donne. Le soda monte parce qu’au-dessus de lui, une colonne d’air haute comme l’épaisseur de l’atmosphère pèse, et que lorsqu’on aspire l’air dans la paille, on permet à cette colonne de peser davantage, puisqu’on crée une dépression d’air dans la paille. Cette idée, que l’air puisse peser sur les corps est apparue avec l’observation faite par les fontainiers de Florence. Elle va donner lieu à une théorie appelée « pression atmosphérique » qui fera l’objet de nombreuses expérimentations, et qui explique encore de très nombreux phénomènes, tels que l’aspiration de la boisson dans une paille. Le soda monte donc simplement parce que les pressions s’égalisent, entre la pression atmosphérique et l’aspiration dans la paille. Si le liquide était enfermé dans un récipient étanche et rigide, on ne pourrait pas l’aspirer quelle que soit la force avec laquelle on essaierait de le faire, parce qu’il faudrait y créer du vide. C’est la raison pour laquelle les Caprisun et les briques individuelles de jus de fruit à boire à la paille sont fabriqués dans un matériau souple : leur contraction suit la pression de l’air environnant et reproduit celle-ci à l’intérieur du contenant. Si d’ailleurs on appuie davantage dessus, il n’est plus nécessaire d’aspirer pour que le liquide monte dans la paille, puisqu’en la compressant on y augmente la pression de l’air.
On comprend donc que si les théories scientifiques étaient infalsifiables, on ne comprendrait jamais le monde. L’élément essentiel de la pensée scientifique semble donc être ce qui permet de ne pas en rester à ce qui semble être acquis, et de considérer comme provisoire ce qui pourrait être considéré comme définitif. Or, dans toutes les disciplines, ce qui met la pensée en demeure de se mettre en mouvement, ce sont les problèmes. Et eux-mêmes ont pour source une aptitude qui se travaille : l’étonnement. Car pour être étonné, il faut être intelligent et disposer déjà de connaissances. Rien n’étonne vraiment un animal : ne s’attendant à rien, celui-ci ne peut pas être surpris. S’étonner, c’est comparer ce qui se passe avec ce qui était supposé se passer; or une telle opération mentale n’est possible qu’à la condition d’avoir une idée préalable de la manière dont les phénomènes sont censés se dérouler. C’est ainsi que s’établit une expérimentation scientifique : on sait ce que la théorie prévoit, et on tente de provoquer autre chose, pour voir si c’est possible. Et si c’est possible, c’est que la théorie est fausse, ou incomplète. L’étonnement, c’est ce qui nous frappe – comme la foudre, d’après l’étymologie – quand ce qui se passe n’est pas ce qui devait se passer. Et une telle situation est indispensable à la véritable démarche scientifique.
C’est pourquoi on trouve dès l’antiquité grecque des textes qui placent l’étonnement à la racine de la démarche de recherche de la vérité, précisément car s’étonner, c’est initier un mouvement de quête. Dans sa Métaphysique, Aristote en fait le point de départ nécessaire de toute recherche de la vérité.
« C’est, en effet, l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l’esprit; puis, s’avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des étoiles, enfin la genèse de l’Univers. Or apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est reconnaître sa propre ignorance (c’est pourquoi même l’amour des mythes est, en quelque manière, amour de la Sagesse, car le mythe est un assemblage de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l’ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, c’est qu’évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire. Et ce qui s’est passé en réalité en fournit la preuve : presque toutes les nécessités de la vie, et les choses qui intéressent son bien-être et son agrément avaient reçu satisfaction, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Je conclus que, manifestement, nous n’avons en vue, dans notre recherche, aucun intérêt étranger. Mais, de même que nous appelons libre celui qui est à lui-même sa fin et n’existe pas pour un autre, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit une discipline libérale, puisque seule elle est à elle-même sa propre fin. »
Si cet extrait s’ouvre sur l’expression, directe, de sa thèse, tout ce qui suit constitue la mise en évidence de celle-ci selon cette série d’arguments : tout d’abord, une observation. Ceux qui pensent sont ceux qui se confrontent à des difficultés, ceux qui rencontrent sur leur chemin des obstacles. Or, en tant qu’êtres humains, nous en rencontrons nécessairement parce que la vie humaine n’a rien d’évident. Mais Aristote distingue deux types de difficultés : il y a celles qui se présentent spontanément à nous, qui relèvent de cette difficulté qu’il y a pour les hommes à vivre dans un monde qui n’est pas prévu pour eux. Ce sont là des difficultés pratiques qui vont réclamer de l’ingéniosité technique. Ces problèmes ci nous tombent nécessairement dessus : comment ne pas avoir froid, faim, comment ne pas souffrir, comment ne pas mourir prématurément ? Et puis il y a d’autres difficultés, que l’homme va chercher au-delà de celles qui se présentent spontanément. Cette distinction structure la totalité de ce passage, et elle a cette conséquence : d’un côté, il y a des problèmes dont la solution doit être trouvée pour qu’on puisse vivre mieux, ou même vivre tout court. Il y a un intérêt pratique à résoudre ces problèmes, parfois même une urgence à le faire. Et puis il y a d’autres problèmes qui, eux, relèvent d’une recherche plus désintéressée puisqu’il n’y a aucune nécessité concrète de les résoudre dans un futur immédiat.
L’intérêt d’une telle distinction, c’est qu’elle permet à Aristote d’en établir une autre, entre diverses attitudes de recherche : il y a des réflexions dont l’intérêt réside dans ce que leurs conclusions vont permettre de faire. C’est le cas ces temps ci de la recherche sur le coronavirus : elle est entièrement focalisée sur la découverte des clés permettant de concevoir une façon de se préserver de cette maladie. Il en ira de même de la réflexion à mener, en économie politique, sur la façon de surmonter la crise qui suivra cette épidémie. Or l’intérêt qu’il y a dans cette recherche médicale empêche de mener celle-ci de façon désintéressée, c’est à dire librement : à partir du moment où on pense avec, sur les épaules, le poids de la nécessité de trouver rapidement un traitement, la réflexion se fait sous la contrainte et ne peut plus se permettre de tâtonnements ou d’erreurs. Il faut viser juste et aboutir le plus vite possible à des conclusions définitives. On a alors d’autant plus tendance à vouloir prouver coûte que coûte les hypothèses qu’on émet.
On voit donc à quel point la situation actuelle est doublement contraire à ce qu’est censée être la recherche scientifique, et combien on trouve déjà chez Aristote les motifs qu’on retrouve aujourd’hui chez Karl Popper : la science est censée questionner son propre discours, entretenant à propos d’elle-même un doute permanent. La médecine, en tant que technique, doit au contraire parvenir à des conclusions concluantes, à des énoncés dont on puisse tirer des méthodes efficaces. En ce sens, on peut dire que le véritable travail scientifique à propos du coronavirus commencera à partir du moment où on disposera d’un traitement efficace. Alors, les chercheurs pourront commencer à l’étudier librement, c’est à dire sans la pression de l’efficacité. Pour le dire autrement, la science est libre quand elle cherche pour chercher, quand la réflexion n’a pas d’objectif extérieur à elle-même. La technique médicale n’est qu’un moment de la recherche médicale elle-même, et chaque connaissance établie sur ce virus doit à son tour être remise en question par une observation nouvelle, qui va produire une nouvelle thèse qui sera à son tour remise en question. Ce principe d’oscillation entre thèses et objections peut être observé comme une application des principes qu’on a évoqués ci-dessus : l’urgence vient polluer la recherche, parce qu’elle la contraint à produire des idées arrêtées, alors qu’on devrait au contraire maintenir la pensée en mouvement constant.
L’étonnement, c’est cet état de la pensée qu’il faut entretenir pour ne pas transformer la science entre son inverse, pour maintenir le doute et ne pas tomber dans une excessive conviction. Ceci n’est possible que si la recherche fait preuve d’un total désintéressement. Celui-ci est la vertu par excellence des pratiques les plus élevées que puisse mettre en oeuvre l’être humain car, finalement, ce sont bien les actes les plus désintéressés qui ont, tout compte fait, le plus de valeur. Et c’est là l’enseignement qu’on peut attraper au vol dans l’extrait d’Aristote qu’on vient de citer : les activités les plus hautes sont aussi les plus libres car elles sont pratiquées pour elles-mêmes et non pour le service qu’elles pourraient rendre au-delà d’elles-mêmes. C’est pourquoi par exemple, si on met la philosophie au service d’autre chose qu’elle-même, alors on est moins exigent envers elle dans la recherche de la vérité.
Mais alors, comment cultiver l’étonnement ? Tout d’abord, en le provoquant. J’évoque souvent en classe cette expérimentation que chacun peut mener dans sa cuisine, consistant à mélanger deux volumes de maïzena et un volume d’eau. On obtient alors une matière aux propriétés mécaniques qui paraissent défier les lois de la physique, puisqu’elle semble capable de passer instantanément de l’état liquide à l’état solide, dès qu’on la frappe. Ce genre de matériau est si étonnant qu’il semble ne pas obéir aux lois scientifiques connues, au point qu’on le désigne comme « non newtonien ».
Cette appellation ne signifie pas qu’ils suffisent à eux seuls à jeter toute la physique de Newton à la poubelle. L’observation du saladier de ce mélange constitue bel et bien un fait polémique, mais il ne peut pas en lui-même être la cause d’une révolution scientifique majeure. En revanche, les fluides non-newtoniens ont une viscosité qui n’est pas linéairement proportionnelle à la vitesse à laquelle on les déforme. L’eau est un liquide newtonien : à vitesse lente, elle offre très peu de résistance au mouvement qu’on y provoque. Et plus on augmente la vitesse de ce mouvement, plus elle va lui résister. Mais cette résistance est linéairement proportionnelle à cette force qu’on lui applique et donc à la vitesse à laquelle un solide s’y déplace. C’est pour cette raison qu’on a a compris que, si on voulait que les bateaux aillent vraiment vite, il fallait en faire sortir peu à peu la coque de l’eau. Mais il n’y a pas une vitesse précise à laquelle l’eau ferait barrage au mouvement : cette résistance augmente proportionnellement à la vitesse à laquelle le bateau se déplace. Intuitivement, nous pensons que tous les fluides se comportent de la même façon. Pourtant, si vous avez un saladier de maïzena et d’eau devant vous, vous pouvez constater que cette intuition n’est pas vérifiée, et que vous êtes devant une matière étonnante, qui n’entre pas dans le tableau simple des états de la matière qu’on utilise couramment, distinguant le solide, le liquide et le gazeux. La spécificité des fluides non-newtoniens, c’est qu’il n’y a pas de progressivité dans la résistance qu’ils offrent aux forces qu’on exerce sur eux. Ils passent subitement d’un état à un autre, au point de sembler être dans les deux états simultanément. Et ce qui est doublement surprenant dans cette affaire, c’est que dès lors on pourrait les soupçonner d’être des matériaux dont seule la physique quantique pourrait rendre compte, puisque dans cette branche de la physique, certains états de la matière sont considérés comme statistiques, et non mécaniques. Ce n’est pas le cas de notre saladier de liquide non-newtonien. Il ne remet pas en question la physique newtonienne dans sa globalité, mais il questionne l’intuition que nous avons, selon laquelle tous les fluides sont réguliers quant à la résistance qu’ils offrent aux contraintes mécaniques.
Cette conviction nous vient d’un principe dont nous devrions nous méfier un peu plus : nous pensons pouvoir tirer des règles universelles d’observations ponctuelles qui, parce qu’elles sont répétées un très grand nombre de fois semblent pouvoir être généralisées et établies en lois. Ce principe s’appelle l’induction : on est habitué à verser de l’eau, on est habitué à touiller son chocolat en poudre dans le lait, et on le constate à chaque fois : la force à exercer sur la cuillère pour touiller est proportionnelle à la vitesse de déplacement dans le liquide. Donc si je veux touiller immédiatement très vite le lait dans le bol, il faudra que j’exerce plus de force que si je me contente d’entretenir un mouvement déjà initié. Et si je veux soudainement changer le sens de rotation de ma cuillère dans le flux déjà lancé du benco, il faudra que j’augmente soudainement la force de mes doigts sur la cuillère puisque la différence de vitesse entre la cuillère et le fluide sera soudainement très importante. Mais ces différences de vitesse et de force à exercer sont régulières et proportionnelles. On répète tellement souvent cette expérience qu’on a l’impression que c’est tout le temps comme ça, et jamais autrement, que ça se passe. Par induction, on tire une loi générale d’une grande quantité d’observations ponctuelles. Or, en opérant ainsi, on se rend incapable de comprendre le mouvement spécifique des liquides non-newtoniens.
Evidemment, on pourrait objecter qu’ici, en mélangeant de la maïzena et de l’eau, on a volontairement fabriqué un matériau dont on savait à l’avance qu’il se comporterait de façon inhabituelle. Du coup on a provoqué l’étonnement de façon artificielle et on pourrait soupçonner qu’on ait simplement produit une exception à la règle, précisément parce que la règle existe. Devant le bol de liquide non-newtonien, on voit bien qu’il n’est pas newtonien. On n’a pas besoin de provoquer l’étonnement ici, puisque le simple fait de faire l’expérience a pour effet qu’on s’attend à être étonné.
Mais ce qui s’explique moins bien alors, c’est qu’on soit passé devant d’autres fluides du même genre sans s’en rendre compte. Et la cuisine en contient pas mal. Deux exemples simples ? La moutarde, et le ketchup. Tout le monde a pu l’observer en utilisant les flacons de ces deux assaisonnements : on les met la tête en bas, rien ne se passe, leur viscosité est trop importante pour qu’ils coulent sur l’assiette. On appuie un peu, toujours rien, on appuie franchement, rien, puis d’un coup, la sauce se liquéfie et inonde littéralement le plat, ou arrose la totalité de la table et de ceux qui y mangent. Et ce phénomène est encore plus brutal avec les flacons souples munis d’une valve, dans lesquels on va pouvoir augmenter la pression intérieure en les compressant avec la main : la mayonnaise et le ketchup demeurent solides, jusqu’à ce que d’un seul coup ils passent à l’était liquide et se propulsent dans l’air d’autant plus violemment qu’on a accumulé une très forte pression atmosphérique dans le flacon. Ce changement brutal d’état, qui est l’inverse de ce qu’on observe avec le mélange d’eau et de maïzena, puisque ces sauces se liquéfient sous la pression, alors que le maïzena se solidifie sous la même contrainte, est lui aussi une rupture avec le principe de linéarité. Mayonnaise et ketchup sont donc, aussi, des liquides non-newtoniens, appartenant à la sous-catégorie des liquides de Bingham.
Ce qui est surprenant ici, c’est qu’on a fait de multiples fois cette expérience, on en a carrément été victimes, on s’est aspergé de ketchup, on a taché nos voisins de table et pourtant on n’a rien vu. Pourquoi ? D’abord parce que quand on verse du ketchup sur ses frites, tout ce qu’on veut, c’est qu’il coule; on est dans une démarche pratique qui ne laisse pas de temps au questionnement. Mais aussi parce que l’étonnement n’est pas spontané : pour qu’ils se produise, il faut qu’on compare ce qu’on observe et ce qu’on sait. A table, on laisse de côté nos connaissances scientifiques, au point de ne s’étonner de rien alors même que la cuisine produit énormément de phénomènes qui sont susceptibles de provoquer un véritable étonnement. Ainsi, on range l’écoulement du ketchup dans la même catégorie que celui des autres liquides, préférant pratiquer une fois encore l’induction, alors même que l’observation est censée ici empêcher de le faire. On observe trop peu, et on réfléchit trop peu. Et cela seule suffit à montrer qu’observer, c’est déjà réfléchir. C’est bien le signe que nos connaissances acquises et la force de l’habitude suffisent non seulement à nous tromper, mais aussi à nous maintenir dans l’erreur.
Il y a donc bien un effort intellectuel important à produire pour que la pensée soit conforme aux exigences de la science. Et finalement, le plus difficile, c’est de résister à la tentation de s’accrocher à ce qu’on sait déjà, et faire de la connaissance, et de la transmission de ces connaissances la définition même de la science. Ici encore, il est nécessaire de distinguer le savant et le scientifique. L’un est au repos lorsque l’autre est en mouvement. L’étincelle de la science est donc l’étonnement. Mais cette pensée foudroyée par l’observation n’est pas un état naturel : il faut être cultivé pour s’étonner, mais il faut aussi ne pas se contenter de l’être, puisque l’étonnement est une remise en question de ce qu’on avait cru savoir jusque-là. Au-delà de ce que ceci nous apprend (et nous désapprend du coup aussi) sur la science, cette façon de se dessaisir des acquis, de lâcher prise pour ainsi dire, est aussi une façon assez juste d’envisager ce qu’est la culture, qui ne peut se réduire à ce qu’on peut en connaître, et se reconnaît à la manière dont elle se projette au-delà d’elle-même. Il en va donc de la science comme de la philosophie telle que la définissait Emmanuel Kant, et on pourrait détourner sa formule pour affirmer que finalement, on n’apprend pas la science, on ne peut apprendre qu’à penser scientifiquement.