On avait abordé en cours cette question, formellement simple, et finalement vraiment complexe sur le fond. Souvenez-vous, on avait dit que traiter cette question nous confrontait à double écueil : d’un côté le risque de produire une liste d’exemples d’actions hors de portée de toute machine. Mais on l’a dit, c’est là sans doute la pire manière de traiter ce sujet, puisque cela consisterait à effectuer des constats ne permettant jamais d’aboutir à une synthèse. Le second risque, c’est de fournir une reflexion qui soit très vite, ou déjà périmée.
A ce titre, on l’avait vu, le meilleur moyen d’échapper à cela est de s’élever au dessus de l’actualité du sujet pour se demander, de tout temps, ce qui caractérise la machine. Cela permettait de développer cette idée a priori essentielle dans la définition de la machine, qui est qu’elle est conçue par l’homme, qu’elle fait donc l’objet d’une construction rationnelle, et que par conséquent, elle ne peut faire que ce que l’homme sait lui faire faire, ce qui paraît plutôt rassurant.
Reste qu’on peut aussi imaginer (on l’a évoqué en cours) que la technique, dont la machine est un peu le fleuron, développe des aptitudes que l’homme lui même ignore. Cette voie de reflexion est un peu complexe, puisque cela implique de se demander comment il est possible de concevoir qu’une activité qui s’appuie sur des actions, des inventions personnelles, puisse poursuivre un objectif qui dépasse ceux qui en sont les acteurs. Etrange, a priori; on est néanmoins habitué depuis Hegel à manipuler l’idée que l’homme puisse être mené par une énergie qui le dépasse lui-même. Mais chez Hegel, cette force qui s’accomplit à travers l’homme est abstraite. On est sur le terrain de l’idéalisme, exactement comme chez Platon. Ce que je vais proposer ici, c’est une voie encore moins évidente, qui consiste à affirmer que dans la matière même de ce que nous sommes, il y a une « volonté » (mais il faudrait prendre mille précautions précautions pour utiliser ce terme ici, puisqu’on dépasse l’acte individuel consistant à identifier consciemment un objectif), ou plutôt une orientation, ou encore un sens.
Si on ne veut pas attribuer la source profonde de nos actions à un « esprit » qui nous dépasserait tous, si on ne veut pas non plus considérer que cette source soit sociale (comme pourrait l’affirmer un matérialisme historique comme celui de Marx, ou ensuite toute la veine du déterminisme social), alors la seule voie qui puisse être rationnelle est de considérer que c’est dans notre corps que se trouve cette source. Cette voie a été poursuivie par un généticien, Richard Dawkins, qui dans son livre « Le gène égoïste » (1976), expose sa théorie selon laquelle la sélection naturelle serait en quelque sorte portée par un principe permettant (c’est là son objectif) de dupliquer, et donc de faire perdurer dans le temps, des unités d’information génétique. Poussée jusqu’au bout, cette hypothèse signifierait que ce que nous appellons des « organismes » sont en fait des « véhicules » permettant à ces gènes d’exister, de se copier, et donc de survivre. Pour se mettre un peu dans ce bain, et constater à quel point Dawkins lui même perçoit la puissance potentielle de sa propre théorie, voici la préface du livre telle qu’on la trouve dans sa première édition :
Autant dire que ce n’est pas d’une lecture tout à fait simple, mais un élève de TS devrait s’y retrouver. Autant le dire aussi, l’intérêt de ce genre de livre est que, précisément, ce qu’il affirme n’est pas assuré, qu’il s’agit d’hypothèses en construction, de science en marche. Mais on peut se demander pourquoi faire ainsi référence à la génétique pour parvenir à réfléchir sur ce qu’une machine ne peut pas faire. Si nous avons fait ce détour, c’est parce que ce principe de conservation d’information génétique, un autre auteur va en tirer d’autres conclusions.
Finalement, le concept que Dawkins met en place s’appelle le « meme ». Un « mème », c’est une unité d’information qui va se répliquer pour continuer à exister.Ici, il faut dire quelque chose à propos de ce terme un peu complexe. Dans « le gène égoïste », on découvre cette catégorie particulière de « mèmes » que sont les unités d’information génétique. Mais à sa suite un autre auteur, dans un livre poussant la réflexion plus loin encore, va montrer qu’on peut découvrir des « mèmes » dans d’autres domaines, et que les unités d’information génétique ne sont qu’un exemple, et peut être pas le plus essentiel. Si Dawkins nous prévient dans sa préface qu’il faudrait lire son ouvrage comme on lit un livre de science fiction, alors on ne sait pas comment on doit considérer celui de Jean-Michel Truong « Totalement inhumaine » (2001). Truong va plus loin que Dawkins en avançant l’hypothèse suivante : ce qui perdure dans l’univers, ce n’est pas de toute éternité des unités génétiques. Ce qui perdure, c’est de l’information, et il repère que finalement, l’être humain n’est pas indispensable à la conservation de ces unités d’information. Par contre, il a été un maillon nécessaire à la création de certaines formes de « mèmes », telles que des mots, des assemblages de mots, des mélodies, des formes (des logos par exemple), qui d’après Truong peuvent le dépasser, et ce grace aux machines précisément. Dès lors, celles ci doivent s’avérer capables de dépasser les limites humaines, trop humaines. Autrement dit, les limites que nous accordons classiquement aux machines, Truong les fait voler en éclats. L’argument qui veut qu’une machine soit nécessairement limitée par le fait qu’elle a besoin de l’homme pour être conçue et créée reçoit un démenti s’appuyant sur les tous derniers développement de technologies visant, justement, à rendre certaines machines autonomes du point de vue de leur propre production.
C’est ainsi que le chapitre 6 dresse le portrait d’une technique visant à dépasser l’homme lui-même, à s’émanciper de son créateur pour atteindre d’autres horizons et d’autres conditions de survie :
Un exemple serait peut être bienvenu pour mieux saisir ce dont il s’agit : vous êtes venu visiter ce site, vous lisez cet article. Sans doute y êtes vous parvenu en tapant dans un moteur de recherche « Dawkins » ou « gène égoïste ». Mine de rien, si ce lien entre vous et cet article a été éffectué, c’est bien parce que ce moteur de recherche a indéxé cette page. Et pour le faire, c’est un robot, autrement dit un programme, qui est venu scanner la page pour répertorier son contenu, aussi bien les mots, que les images qui la composent, pour ensuite classer le tout dans une base de données. Allez voir au CDI ou dans une bibliothèque comment ça se passe. Demandez aux personnes qui y travaillent comment elles font pour indexer les ouvrages qui arrivent par cartons entiers dans leur établissement, combien de temps cela leur prend, si elles sont capables de retrouver telle séquence de trois mots dans l’ensemble de leur fond, combien de mots d’indexation elles sont capables de proposer pour un ouvrage, combien de temps elles passent pour les indexer etc… Ensuite, comparez ces quelques informations aux données suivantes : en Août 2005, Yahoo annonçait référencer presque 15 milliards de pages. « Référencer », pour un moteur de recherche, cela signifie être capable de retrouver n’importe quelle information dans la page, mais être aussi capable de hiérarchiser cette information. Autre exemple, en tapant [richard dawkins gene egoiste] je tombe chez Google sur 686 pages référencées. Demandez à la documentaliste de votre cdi combien de livres dans ses rayonnages mentionnent cet auteur, ne serait-ce que dans leur bibliographie. Allons plus loin : tout à l’heure je vais mettre cet article en ligne, et dans quelques jours, la recherche [richard dawkins gene egoiste] chez google proposera 687 réponses, puisque ma page y aura été ajoutée. Dans quelques jours, je vais apporter une version imprimée de ce blog au cdi de mon lycée pour que tout élève puisse le consulter. Combien de temps faudrait il pour que les responsables du CDI aient mémorisé tous les mots contenus dans le document papier que je vais leur fournir ? Comment pourrait il se faire qu’ils orientent correctement un élève vers ce document s’ils n’ont pas pris le temps de lire ma production, et de la mémoriser ? Pendant ce temps, Google va intégrer ma page à ses bases de données, sans que personne ne vienne la lire. Vous vous doutez bien qu’il n’y a pas, dans les bureaux de cette entreprise une armée de documentalistes qui explorent chaque jour toutes les nouvelles pages produites. Si vous tombez aujourd’hui sur cette page, c’est parce qu’un robot est venu la « lire » en premier, et qu’un autre robot vous y a conduit. Cela signifie tout simplement que les machines, en l’occurrence sont de meilleurs gardiens de la culture humaine que les hommes eux mêmes. On peut rétorquer que les robots utilisés par les moteurs de recherche sont conçus par des êtres humains; certes, mais Truong montre précisément que cet argument ne sera pas définitivement utilisable. Ici, les mèmes que sont mes phrases, les propos tenus dans ce blog ont commencé à mener leur vie autonome, à se confronter à d’autres mèmes installés dans d’autres pages, sur d’autres supports, intégrant d’autres cerveaux, qui vont produire d’autres pages et cela sans qu’on puisse imaginer un quelconque moyen d’arrêter ce processus.
Cette vision a quelque chose d’enthousiasmant. Pour autant, méfiance : en philosophie comme en science, plus une idée est plaisante, plus une hypothèse est enthousiasmante, plus il faut la mettre à l’épreuve. Ni Dawkins, ni Truong n’ont le dernier mot sur les questions qu’ils traitent. Les mentionner ici n’a certainement pas pour but d’en faire les tenants de la vérité dans leur domaine. Mais chacun d’eux propose néanmoins une voie intéressante à explorer. Beaucoup de critiques leurs sont faites, mais on l’a vu quand on a parlé de Karl Popper, une hypothèse n’est vraiment intéressante et scientifique que pour autant qu’on puisse l’attaquer et la critiquer. C’est là le cas, et l’avantage de Truong ici, c’est qu’il nous réveille un peu de notre sommeil confiant sur la supériorité définitive de l’homme sur la machine. Lisez ce livre, fouillez dans les références qu’il utilise, et vous aurez les bases théoriques sur lesquelles s’appuient énormément de fictions apocalyptiques, particulièrement cinématographiques. Ceux qui auront la curiosité de lire le livre de Truong (vraiment accessible pour peu qu’on se concentre un peu) constateront que, finalement, le fait pour l’homme d’être celui qui amène dans l’univers ce que Truong appelle son « successeur » fait peser sur lui une responsabilité immense, dont il ne peut se débarrasser. En dernier ressort, la question de la puissance des machines ne relève pas de la technique, mais de la politique. S’il fallait traiter le sujet auquel nous faisions référence en début d’article, il faudrait donc poser, aussi, la question sur ce terrain là. C’est finalement le terrain sur lequel, s’il le veut, l’homme a encore le plus de pouvoir.