La semaine dernière, l’une des classes de terminale que j’accompagne vers le bac, et au-delà, avait la chance de recevoir Adrien Denouette, critique de cinéma venu transmettre un peu de son art aux élèves, histoire d’aiguiser en eux le sens de l’analyse, et le jugement esthétique. En guise d’exercice final, il leur proposait quatre séquences tirées de quatre œuvres appartenant au genre du manga. Parmi celles-ci se trouvait un extrait d’Akira, de Katsuhiro Ōtomo (1991). Soudain, je me remémorais une petite expérience que j’avais mise en ligne aux tout débuts de ce blog, vers 2008. L’idée était la suivante : croiser Ōtomo et Bergson, afin que chacun irradie l’autre.
Si la philosophie travaille les concepts par l’usage maîtrisé du langage, l’art, lui, manipule et provoque des affects par le jeu avec la perception (pour ceux que ces distinctions intéressent, on ne peut que conseiller de plonger dans « Qu’est ce que la philosophie ? » de G. Deleuze). On sait à quel point il peut être difficile d’entrer dans le jeu des concepts, tel que la philosophie le pratique, et on pourrait vite penser qu’il s’agit là d’un monde hermétique, clos, réservé à quelques initiés et fermé au plus grand nombre. Dans les faits, c’est souvent ainsi que la philosophie est vécue.
Pourtant, les sphères au sein desquelles le monde se donne à nous ne sont pas hermétiques les unes aux autres, et agir sur l’une des dimensions de notre rapport au monde permet de faire bouger les autres dimensions. Aussi, une expérience affective peut permettre de saisir des concepts qui, sinon, seraient demeurés étrangers, ou artificiellement pensés. L’expérience esthétique, dans la mesure où elle s’adresse à nos sens (et puisque nos sens, à la différence de ceux des animaux, ne sont jamais de pures réceptions de stimuli), est une voie permettant d’accéder à la saisie des concepts (et là, on renverra vers Platon, particulièrement dans le Banquet, quand il montre quel élan initie l’expérience esthétique, dès l’instant où on lui permet de se poursuivre dans une élévation vers les idées).
On l’aura peut être remarqué, j’utilise assez volontiers la référence au cinéma pour tenter de faire partager des concepts, des schémas de réflexion, des représentations. Cet art est de manière évidente celui qui structure notre manière d’être dans le monde, nous en montrant les recoins, le faisant être aussi (on reviendra un jour sur la manière dont les déplacements accompagnés de la diffusion permanente de musique via les lecteurs mp3, transforment le monde en travellings, plans, panoramas) dans des formes qu’il n’avait pas encore adoptées. En attendant que le jeu vidéo prenne sa place, le cinéma est donc ce grand pourvoyeur d’affects qui introduit en nous autant de formes nouvelles qui ne peuvent, si elles sont fertilisées, que former des pensées. Cela se fait parfois de manière très frontale (les spectateurs sortant de Matrix I et dissertant sur le trottoir de la réalité de ce qui est vécu), cela peut parfois être plus trouble (Almodovar subvertissant les codes habituels du genre) ou abstraite (Kubrick introduisant le spectateur, par le rythme particulier de ses films, dans une autre temporalité, lui proposant d’assister au monde presque sous une autre dimension). Mais quand le cinéma fait son travail sur les formes, celles ci sont tellement liées aux formes fondamentales que revêt le monde pour nous (espace / temps = mouvement) qu’il est naturel que cette expérience crée chez le spectateur des expériences de pensée. En ce sens, le cinéma est une porte ouverte sur le concept. Ce qui ne veut pas dire qu’on adhère ici forcément à un idéalisme de type platonicien. Le cinéma est mouvement, dans ses œuvres et dans son histoire. Il ouvre donc sur des concepts eux mêmes plastiques et mobiles.
Ceci étant exposé, on peut saisir pourquoi depuis un moment déjà, me tente l’idée de croiser des textes de philosophie (ou autres, d’ailleurs), avec des séquences cinématographiques. L’affect, mêlé au concept, me semble apte à permettre la mémorisation des textes (dans une visée strictement scolaire), mais aussi leur saisie, au sens le plus strict : la compréhension doit, à un moment donné, être un mouvement du corps, et ne pas demeurer une simple démarche de l’intellect. C’est à ce moment qu’on peut entrer pleinement dans une pensée, quitte à en éprouver momentanément un peu de vertige. Les possibilités d’interactions sont multiples, en écho ou en opposition, en harmonie ou en dissonance. Mais en travaillant un peu le principe, on peut imaginer obtenir une certaine efficacité esthétique, et provoquer des trajectoires perceptives, affectives et conceptuelles.
Première tentative, première expérience avec un croisement qui peut venir assez aisément à tout lecteur plongé dans Les deux Sources de la morale et de la religion de Bergson. Dans cet ultime ouvrage, le philosophe de la vie créatrice aborde les questions éthiques et religieuses selon un angle propre, ne se réduisant pas à une stricte analyse sociologique. Aussi curieux que cela puisse paraître pour qui n’a pas lu les thèses de Bergson sur le concept d’homo-faber, cet ouvrage qui aborde successivement les questions de l’obligation morale, de la religion (considérée tout d’abord comme statique quand elle n’est qu’une réaction, puis comme dynamique quand elle est au contraire une ouverture de l’être au mouvement de l’élan vital) et du mysticisme, se clôt sur un dernier chapitre intitulé Remarques finales. Mécanique et mystique. On peut trouver incongrue la présence, en fin de parcours de la technique comme terreau de la mystique. Cependant, l’ambition de Bergson est de synthétiser les divers vecteurs de l’élan vital dans une seule et même trajectoire. Ainsi, l’incroyable pouvoir que la technique donne à l’homme va le contraindre à s’élever moralement, parce que sa puissance va requérir une nouvelle maîtrise, morale cette fois-ci. C’est ainsi que Bergson considère, dans la droite lignée de ce qu’Aristote avait pu indiquer (on a déjà abordé cette question) l’homme comme nécessairement accompagné de ses outils, devenus organes artificiels, les dispositifs techniques qui le secondent étant considérés comme une simple extension du corps de l’humanité, exactement comme le téléphone portable est l’extension du bras, de l’oreille, de la bouche (et même, maintenant, de l’œil) de son utilisateur (on parlera un de ces jours de Marshall McLuhan qui, dans une autre expérience esthétique, développa lui aussi ce genre de propos).
Le propos de Bergson a le gros avantage de ne pas se contenter d’une technophilie béate, ni d’une technophobie paniquée. Le constat du décalage entre la puissance humaine et sa maîtrise est clairement effectué. La souffrance de l’humanité qui gémit sous le poids de ses propres inventions est décrite, mais ne constitue pas l’horizon d’une apocalypse inéluctable : une perspective existe chez Bergson, qui permet de redonner un sens à la technique, et de ne pas voir en elle un simple arrêt de mort par overdose.
Parallèlement, le film de Katsuhiro Ōtomo, synthétisant la bande dessinée qui l’a précédé, dresse le tableau d’une humanité qui, depuis longtemps déjà, ploie sous le poids de sa propre technologie. Le film prend place dans Néo-Tokyo, ville bâtie sur les ruines de Tokyo, déjà plusieurs fois détruite par des attaques nucléaires. Entre temps sont apparus ce qu’on pourrait appeler des mutants, des êtres dotés de pouvoirs psychiques suffisamment dangereux pour devoir être contrôlés, entre autres par l’armée. Ainsi, Akira, qui donne son nom à l’œuvre, est-il avant tout le nom d’un enfant qui, doté de pouvoirs immenses, a déjà par le passé, détruit Tokyo. Son corps, ainsi que son pouvoir sont depuis conservés, congelés, dans un dispositif militaire. Tetsuo, adolescent délinquant et faiblard, est lui le protagoniste principal du film. Arrêté par accident par l’armée, il va faire l’objet d’expérimentations qui vont développer en lui un pouvoir à la mesure de celui d’Akira, qu’il sera d’ailleurs amené à délivrer de son sarcophage d’acier, dispersant de nouveau ce pouvoir sans limites.
Enfants vieux, Akira lui même, amis de Tetsuo essayant alternativement de le secourir et de le détruire (ce qui revient peu à peu au même), autour de Tetsuo, on constate, impuissants, le désastre à l’oeuvre et l’apocalypse à venir de nouveau. Tetsuo lui-même regarde son organisme prendre une dimension qu’il ne lui connaissait pas, des extensions de son corps se greffant sur lui, de manière totalement anarchique, sans qu’il parvienne à contrôler cette expansion, et sans qu’il puisse arrêter le processus de destruction dont il est lui-même l’agent. La nécessité de parvenir à un pouvoir moral égal à la puissance matérielle apparaît tout au long du film comme la condition d’anéantissement du danger qu’un tel pouvoir constitue. La scène de l’expansion physique de Tetsuo, au cours de laquelle il s’effondre sous son propre poids, absorbant tout ce qui se trouve dans son environnement, tel un soleil dont la masse s’effondrerait sur elle même, pompant toutes formes d’énergies autour de lui, fait volontiers penser à ce texte de Bergson sur l’expansion physique de l’homme à travers ses dispositifs technologiques. De la même manière, Tetsuo est connecté à l’organisme artificiel qu’il constitue, mélange d’organes hypertrophiés et d’éléments mécaniques (son bras en particulier) lui offrant une extension toujours augmentée, mais aussi un corps qu’il est tout à fait incapable de maîtriser. La situation même de Tetsuo est un joli parallèle de la position humaine : il développe ces pouvoirs avant tout par rancœur, parce qu’il ne peut pas, sans eux, prendre le dessus sur son clan. Mais très vite, au delà de la pulsion destructrice que ce pouvoir permet d’assouvir, pointe l’inquiétude de voir ce pouvoir échapper à toute forme de contrôle.
Au corps démesurément grossi de Tetsuo dans Akira, provoquant autour de lui désastres et mort, répond l’organisme gonflé de dispositifs techniques évoqué par Bergson, et qui a encore la possibilité de se reprendre. Pour peu qu’on voit dans Tetsuo une image fiable de l’humanité (et visuellement, l’assimilation est tout à fait possible), on saisit alors le caractère éminemment familier de la technique pour l’homme : celle ci lui est évidemment consubstantielle. Néanmoins, on perçoit bien cette intimité comme étant potentiellement apocalyptique (ce qu’on a déjà évoqué avec Gunther Anders). Il faut juste imaginer que, comme un enfant vieux (bien qu’on puisse voir dans le Bergson tardif plutôt un vieux enfantin (avec tout ce que ceci a d’élogieux), Bergson soit ce spectateur lucide d’un désastre à venir, dont il fait le pronostic à l’avance, pour que l’humanité s’y prépare, même si on sait quel sort nous réservons à ce type de prophétie. Mais disons le une dernière fois : Bergson n’est pas le penseur de l’apocalypse. Si la technique nous a emporté dans sa propre force cinétique, cela génère certes un danger, mais c’est ce danger qui ouvre cette chance, qui perce cette perspective imprévue grâce à laquelle l’humanité est appelée à franchir un nouveau cap de son existence, et à explorer une dimension d’elle même qu’elle ne soupçonne même pas.
Sources :
Bergson : Les deux sources de la morale et de la religion – 1932
Katsuhiro Otomo : Akira – 1988
Texte extrait de l’œuvre de Bergson, et plaqué sur celle d’Ōtomo :
L’homme ne se soulèvera au-dessus de la terre que si un outillage puissant lui fournit le point d’appui. Il devra peser sur la matière s’il veut se détacher d’elle. En d’autres termes, la mystique appelle la mécanique. On ne l’a pas assez remarqué, parce que la mécanique, par un accident d’aiguillage, a été lancée sur une voie au bout de laquelle étaient le bien-être exagéré et le luxe pour un certain nombre plutôt que la libération pour tous. Nous sommes frappés du résultat accidentel, nous ne voyons pas le machinisme dans ce qu’il devait être, dans ce qui en fait l’essence.
Allons plus loin. Si nos organes sont des instrument naturels, nos instruments sont par là même des organes artificiels. L’outil de l’ouvrier continue son bras ; l’outillage de l’humanité est donc un prolongement de son corps. La nature, en nous dotant dune intelligence essentiellement fabricatrice, avait ainsi préparé pour nous un certain agrandissement. Mais des machines qui marchent au pétrole, au charbon, à la « houille blanche », et qui convertissent en mouvement des énergies potentielles accumulées pendant des millions d’années, sont venues donner à notre organisme une extension si vaste et une puissance si formidable, si disproportionnée à sa dimension et à sa force, que sûrement il n’en avait rien été prévu dans le plan de structure de notre espèce : ce fut une chance unique, la plus grande réussite matérielle de l’homme sur la planète. Une impulsion spirituelle avait peut-être été imprimée au début : l’extension s’était faite automatiquement, servie par le coup de pioche accidentel qui heurta sous terre un trésor miraculeux.
Or, dans ce corps démesurément grossi, l’âme reste ce qu’elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. D’où le vide entre lui et elle. D’où les redoutables problèmes sociaux, politiques, internationaux, qui sont autant de définitions de ce vide et qui, pour le combler, provoquent aujourd’hui tant d’efforts désordonnés et inefficaces : il y faudrait de nouvelles réserves d’énergie potentielle, cette fois morale. Ne nous bornons donc pas à dire, comme nous le faisions plus haut, que la mystique appelle la mécanique. Ajoutons que le corps agrandi attend un supplément d’âme, et que la mécanique exigerait une mystique. Les origines de cette mécanique sont peut-être plus mystiques qu’on ne le croirait ; elle ne retrouvera sa direction vraie, elle ne rendra des services proportionnés à sa puissance, que si l’humanité qu’elle a courbée encore davantage vers la terre arrive par elle à se redresser, et à regarder le ciel.
Les deux sources de la morale et de la religion in Œuvres, PUF, pp. 1238-1239.