Petite salve de sujets traités tels qu’on les a défrichés en classe ces derniers temps, histoire de s’échauffer les neurones quelques jours avant l’épreuve. Il y aura d’autres propositions dans les jours qui viennent. Premier partage aujourd’hui avec ce sujet bien classique : Faut-il avoir peur de la technique ? Précisons tout de suite comment nous avons travaillé avec la classe : au lieu de commencer par l’analyse des concepts, on s’est simplement penché sur la forme du sujet, pour déterminer ce qui est censé faire légitimement peur. On a ainsi fait émerger trois causes potentielles de peur : le danger, l’inconnu et la dimension gigantesque, facteur de monstruosité. C’est là que le plan s’est construit, en pariant que si le sujet était bien conçu, il y aurait du sens à poser ces trois questions : tout d’abord, la technique est-elle dangereuse ? Puis, la technique relève-t-elle de l’inconnu ? Et enfin, la technique est-elle trop grande ? Rappelons qu’une dissertation est le traitement successif des différentes dimensions d’une question. Ici, juste en se demandant ce qui est censé faire peur, on a une structure qui permet, justement, d’aborder les différentes dimensions de la technique. Il ne nous restait qu’à alimenter ces trois parties, en se frottant les mains : aucune de ces questions n’a de réponse évidente, chacune permet de nuancer le propos et proposer des distinctions que la conclusion se chargera de synthétiser.
Dernière précision avant de se lancer : j’indique des titres pour faciliter la lecture. Lors de l’épreuve, la convention veut qu’on ne mentionne aucun titre. Le lecteur doit s’y retrouver en lisant le texte que vous avez écrit.
Introduction
Le Mythe de Prométhée, tel qu’il est raconté dans le Protagoras de Platon, indique clairement ce que, déjà, la technique a de paradoxal pour l’homme. Celui-ci, trop mal doté par la nature, ne peut survivre tel quel : c’est une proie facile est un très mauvais prédateur. Mais le feu divin lui offre une puissance qui va bien au-delà du nécessaire, au point de rendre cet homme inquiétant : pourra-t-il maîtriser un tel pouvoir ? Le mythe est bien conçu : il précise que si Prométhée vole le feu aux dieux pour le confier aux hommes, il ne peut pas leur subtiliser l’art politique qui permettrait d’en faire bon usage. Ainsi, cette aptitude technique est, de part en part, problématique : nécessaire à la survie des êtres humains, elle s’avère être aussi ce qui constitue un danger majeur pour chacun et pour l’humanité toute entière; relevant du savoir-faire, elle a pourtant longtemps échappé au savoir, et donc à la maîtrise, avant de s’associer à la science et d’acquérir une puissance qui échappe à son tour à la connaissance humaine; enfin, en constante croissance, elle est la figure rassurante d’un progrès dont on soupçonne pourtant qu’il puisse atteindre une dimension sans rapport avec ce que l’humanité peut vraiment contrôler. Dans ces trois dimensions essentielles, on peut donc se demander s’il faut avoir peur de la technique : Est-elle par essence dangereuse ? Sait-on ce qu’on fait quand on agit techniquement ? Enfin, sommes-nous de taille à la maîtriser ? C’est dans ces trois dimensions que nous allons successivement nous demander s’il est nécessaire d’avoir peur de la technique.
1 – La technique est-elle dangereuse ?
A – Là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve
A priori, la technique est ce qui doit nous mettre à l’abri du danger. Parce que l’homme est naturellement fragile, sans défense et sans armes comme le décrit le Mythe de Prométhée, la nature est pour lui une source de dangers majeurs : elle ne répond pas à ses besoins puisqu’elle ne produit pas de la nourriture toute l’année et puisqu’elle ne propose aucun abri, aucune protection à l’être humain qui s’y trouve nu et sans défense, livré aux éléments qui lui sont, dès lors, hostiles. Plus grave encore, l’homme n’est pas un prédateur très efficace, mais c’est une proie idéale : il est massif, il ne court pas vite, ne saute pas haut, ne grimpe pas aisément, sa peau ne lui offre aucune protection contre les morsures. La technique est donc précisément ce qui apporte la sécurité à l’humanité, rien d’autre ne lui permet de survivre. Aristote le montre très bien dans son ouvrage les Parties des animaux : en augmentant son corps grâce à des outils l’humanité a pu s’adapter à la nature, et adapter la nature à elle-même. Si on considère la technique sous cet angle, il est évident qu’il serait insensé d’en avoir peur : on n’a pas à craindre ce qui nous sauve. Dans la perspective aristotélicienne, cette peur serait d’ailleurs doublement absurde, car l’aptitude technique
B – Là où croît ce qui sauve, croît aussi le danger
Cependant, deux observations contrarient cette belle confiance placée dans la technique. Tout d’abord, si on reconnaît que celle-ci apporte à l’homme une force qui, sinon, lui ferait défaut, on ne peut pas nier que, comme toute force, celle-ci puisse échapper au contrôle de celui qui croit la posséder. Toute technique apporte avec elle le risque de son dérapage. Le marteau enfonce les clous comme il écrase les doigts. La centrale nucléaire illumine la salle 214bis de notre lycée et allume son magnifique écran numérique, mais elle contamine aussi la région dans laquelle on l’a construite quand elle dysfonctionne gravement. Or pour l’homme, la technique est devenue une seconde nature. Et s’il fallait à l’origine se protéger de la première nature (la « nature naturelle » pourrait-on dire), il se trouve de plus en plus menacé par la seconde nature qu’il a lui-même construite, qui devient tout autant source de danger pour lui que la première. Ainsi, aujourd’hui, le risque de mort individuelle ou d’annihilation collective vient autant de la technique que de la nature. La seconde observation, est celle-ci : dès lors qu’on dispose d’une force, il est tentant d’en faire mauvais usage. C’est dans la violence que le premier hominidé de 2001, l’Odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, 1968) découvre qu’on peut détruire le squelette d’un animal mort en le fracassant à coups de fémur, et devine dans le même mouvement qu’il pourrait faire la même chose sur l’animal vivant, ou sur un autre hominidé. Si nous sommes censés avoir peur de ce qui est pour nous source de danger et si nous avions de bonnes raisons d’avoir peur de la nature, alors dans un monde devenu technique il est justifié que nous développions, pour des raisons exactement semblables, une nécessaire peur de la technique.
C – Il faut se sauver de ce qui nous sauve
Le Mythe de Prométhée a ceci de prémonitoire : il ne se contente pas de faire le récit du don de la technique à l’homme, il annonce aussi ce qui manque à ce cadeau pour que l’humanité puisse réellement en profiter. Car si Prométhée vole le feu aux dieux, il ne peut pas leur subtiliser l’art politique. Or, si la technique apporte à l’humanité une force, comme toutes les autres forces elle pose nécessairement un problème politique : qui la détient ? Qui a le droit d’en faire usage ? Et quel usage ? En nous indiquant d’où vient le risque, le mythe nous indique aussi d’où vient la solution : il y a une technique qui sert à contrôler la technique, et cette sur-technique, c’est la politique, c’est à dire l’art de décider ensemble (soit en le décidant vraiment tous ensemble, soit en laissant des humains qu’on juge capables de le faire décider pour tous les autres) ce qu’on fait, comment on le fait, et dès lors ce qu’on ne fait pas et la manière dont il ne faut pas faire les choses. Si la technique est la sphère du possible et du pouvoir, la politique est le domaine du droit et de l’autorité. La même question est posée dans le roman de Roy Lewis, Pourquoi j’ai mangé mon père : au moment où l’humanité accède aux premières techniques, le clan qui en est l’inventeur est placé devant cette question : faut-il partager ce progrès et cette puissance avec les autres clans ? Ou bien au contraire faut-il utiliser ces techniques pour les dominer et les tenir éloignés de ce pouvoir, pour la « bonne » raison qu’ils pourraient en faire mauvais usage ?1 Plus une technique apporte de puissance à ceux qui la détiennent, plus elle doit faire l’objet d’un art politique pratiqué par une autorité que doivent respecter ceux qui bénéficient de cette puissance, afin d’empêcher que celle-ci soit se transforme en pure violence2.
Transition
Si on envisage la technique comme une force, il semble donc qu’il ne faille en avoir peur que si cette puissance est mise en oeuvre sans contrôle. Mais l’art politique est lui-même une sur-technique (une métatechnique, pourrait-on dire) qui permet d’encadrer ce risque, de l’apprivoiser et d’en faire une force commune afin qu’on n’ait plus à en avoir peur. Mais l’histoire de la technique le montre : il n’y a de véritable maîtrise qu’à la condition de savoir ce qu’on fait. Or la technique entretient un rapport ambigu au savoir : si elle n’est qu’un savoir-faire, à strictement parler elle ne sait pas ce qu’elle fait. Si la technique s’associait à la connaissance scientifique, deviendrait-elle plus sûre ? C’est ce que nous devons penser maintenant.
2 – La peur d’un savoir-faire sans savoir
A – Savoir-faire, ce n’est pas nécessairement savoir
Le célèbre tableau de Rembrandt, le Philosophe en méditation, met en scène la répartition des rôles telle qu’on l’a connue jusqu’au 17e siècle : d’un côté, un penseur, qui pourrait être un philosophe, un physicien ou un théologien, un homme en tout cas, plongé dans ses pensées, presque encombré par ses mains tant elles lui sont inutiles. Il est assis, dans la lumière naturelle du soleil. Autour de lui, un instrument d’observation du ciel, et des livres. Enroulé autour de lui comme une spirale, un escalier à vis qui semble l’aspirer vers les hauteurs. C’est un savant. Il sait, mais il ne fait rien. De l’autre côté du tableau, dans l’ombre, un autre personnage est, lui, tourné vers le sol. Accroupi, il entretient le feu dans la cheminée, à peine éclairé par la lumière artificielle de la flamme. C’est un artisan. Il sait faire, mais comme on est au 17e siècle, il ne sait pas ce qu’il fait puisqu’on ne sait pas encore ce qu’est véritablement le feu. En effet, pour comprendre comment ce phénomène s’accomplit, il faudra attendre la fin du 18e siècle et la découverte de l’oxygène, ce qui impliquait le développement la chimie, encore inexistante au 17e siècle. Cette séparation entre le savoir et les savoir-faire condamnait la technique à mettre en œuvre des pratiques dont on ne savait pas comment elles fonctionnaient, quelles causes agissaient, selon quelles lois, en quelles circonstances, en produisant quels effets. En somme, on faisait, sans savoir ce qu’on faisait. Le théâtre de Molière montre bien ce que donne ce principe quand on l’applique à la médecine : celle-ci n’est pas, au 17e siècle, une science. Son grand « truc », c’est une méthode qui semble fondée sur le bon sens : la saignée. Si le mal est dans le sang, alors il suffit de vider le patient de son sang pour qu’il soit guéri. Faut-il avoir peur d’un médecin qui ne sait pas ce qu’il fait ou, pire, parce qu’il croit maîtriser un processus auquel, en fait, il ne comprend rien ? La réponse est évidente : personne n’a envie d’être soigné par un médecin qui n’a aucune connaissance théorique du corps humain, et de voir intervenir chez soi une brigade de pompiers ne sachant pas ce qu’est le feu.
B – L’alliance entre savoir et technique
Mais si nous pouvons aujourd’hui nous rendre chez le médecin sans être tenaillé par la peur, c’est précisément parce qu’au 17e siècle les deux rapports au monde illustrés par le tableau de Rembrandt se rencontrent enfin. Et c’est sans doute Descartes qui, en ce siècle qui précède celui des Lumières, comprend le mieux la nécessité de faire tomber la barrière entre les sciences pures, le savoir théorique d’un côté, et de l’autre côté le savoir-faire. Dans son Discours de la méthode, il montre qu’on peut faire fusionner la science et la technique, pour créer ce que nous appelons aujourd’hui la techno-science : la connaissance ne sera plus cherchée pour elle-même, de façon purement théorique, elle aura au contraire pour mission de faire progresser les techniques. Et inversement, les techniques apporteront à la science de nouveaux outils d’observation et donc de compréhension du monde. Associés l’un à l’autre, ces deux domaines permettront à l’humanité de se doter d’une puissance sans pareille, de faire de la nature une ressource dont elle disposera pour la mettre à son service. La médecine est un bel exemple du progrès tel que Descartes le théorise : à l’origine simple technique artisanale soignant les malades au petit bonheur la chance, cette discipline progresse grâce à l’étude du corps humain selon des méthodes qui s’approchent de plus en plus des standards scientifiques, au point qu’aujourd’hui la médecine travaille autant sur l’image médicale du patient que sur le corps du patient lui-même. L’action médicale est totalement transparente, maîtrisée, le médecin sait ce qu’il fait et le patient peut le savoir lui-même s’il fait l’effort d’étudier sa propre pathologie sous l’angle de la science. C’est par exemple ce que firent les patients atteints par le SIDA quand ils comprirent qu’ils pouvaient orienter la recherche et les protocoles de soin en devenant experts de cette maladie afin de dialoguer d’égal à égal avec les laboratoires pharmaceutiques. A partir du moment où la technique se développe de façon transparente, qu’on met la lumière sur des pratiques qui étaient autrefois obscures, il n’y a plus de raison d’en avoir peur.
C – Le problème que pose la complexité : le retour à une technique utilisée sans la comprendre
Cette fusion est donc a priori rassurante : désormais, la technique maîtrise vraiment les tenants et aboutissants de sa propre action. Mais la contrepartie de ce cercle vertueux, c’est que chaque progrès technique s’accompagne d’une inflation de la quantité de connaissances à intégrer pour comprendre et maîtriser ce progrès. Le risque évidemment, c’est que cette croissance sans fin des connaissances scientifiques réserve la compréhension des artefacts techniques, dans leur détail et en général, à des experts, et que le plus grand nombre soit quotidiennement confronté à un monde technique auquel il ne comprend rien du tout. On a déjà dit que plus le monde humain est envahi par la technique, plus l’être humain vit dans un monde qui est, pour lui, naturellement technique. Dès lors, celle-ci se présente pour l’humanité comme une seconde nature ; par conséquent, vivre dans le monde technologique contemporain c’est être dans une situation somme toute semblable à celle de nos très lointains ancêtres, vivant dans un monde auquel ils ne comprenaient rien quand-bien même ils y menaient une activité technique : nous utilisons la téléphonie mobile sans rien en maîtriser des tenants et aboutissants ; nous nous soignons et pourtant nous sommes parfaitement incapables de distinguer clairement le discours médical véridique et le charlatanisme du premier discours complotiste venu. Pire encore, une différence importante doit nous inciter à craindre le monde technique beaucoup plus que la nature elle-même : celle-ci est tout à fait neutre, sans intention. Par contre, derrière la technique, il y a bel et bien des intentions qui peuvent ne pas viser le bien commun, sans que ces orientations soient transparentes, sans qu’elles puissent dès lors être comprises et maîtrisées3.
Transition
Dès lors, à strictement parler, la technique en elle-même ne devrait pas être crainte puisqu’elle relève de la sphère de la maîtrise : mieux vaut savoir ce qu’on fait. Mais ce que devient la technique moderne semble échapper à la connaissance et dès lors au contrôle qui la définissait a priori, au point qu’on puisse douter qu’elle soit toujours au service de l’être humain. On pourrait se rassurer en considérant que, de nouveau, il s’agit en réalité d’une question de contrôle politique, et en effet, un encadrement politique adapté devrait permettre de maîtriser cette puissance grandissant exponentiellement. Mais une objection se dresse devant cet espoir : la technique n’est-elle pas destinée à devenir trop massive pour pouvoir être contrôlée ? Son gigantisme fait-il d’elle un monstre qu’il faudrait fuir à défaut de pouvoir le maîtriser ?
3 – La technique, le plus chaud de tous les monstres chauds
A – C’est plus fort que toi4
La technique telle qu’elle se déploie dans l’aire industrielle présente un paradoxe étonnant : sa puissance est liée à la capacité de calcul dont s’est dotée l’humanité. Aujourd’hui en effet, la science offre les équations modélisant les processus toujours plus efficaces que la technique nous invite à mettre en œuvre. Mais à strictement parler dès lors, l’initiative technique n’est plus véritablement humaine : c’est la technique elle-même qui, en indiquant ce qui devient possible, décide ce qui sera fait. C’est ainsi qu’Icare se laisse griser par la possibilité de voler plus haut, quand bien même il sait qu’il tombera s’il le fait. Il ne s’agit plus de faire ce qu’on veut, il s’agit de faire tout ce qu’il est possible de faire. La jouissance de la technique est désormais à ce point grisante qu’il est impossible de lui résister. C’est la raison pour laquelle les dispositifs techniques dépassent aujourd’hui, et de très loin, les besoins réels de l’humanité : les voitures accumulent des puissances que leurs conducteurs ne peuvent pas maîtriser, les systèmes audio (casques, enceintes) produisent des fréquences inaudibles pour l’oreille humaine, les smartphones déploient une puissance de traitement des données que la plupart des utilisateurs n’exploiteront pas. La technologie est une technique qui est à elle-même son propre objectif et se déploie, donc, indépendamment de l’être humain. Il semble d’autant plus nécessaire d’en avoir peur que par définition, elle est inhumaine.
B – L’impensable
Allons plus loin. Le fait que les processus techniques ne soient plus descriptibles que sous forme mathématique – équations, données, mesures – transforme le processus physique en pure théorie. Mais quand la performance de la technique grandit, les chiffres qui mesurent sa puissance le font aussi, au point de devenir de pures abstractions. C’est un point crucial de la critique que mène Gunther Anders à propos de la technique telle qu’elle se développe à l’ère industrielle : on ne la représente que sous la forme de données chiffrées mais celles-ci expriment des quantités tellement grandes qu’elles dépassent toute imagination possible. Disons ça autrement : nous n’avons aucune image, aucune représentation de ce que nous faisons techniquement. Dire qu’une prochaine Bugatti développera la puissance de 1800 chevaux ne provoque finalement rien : le chiffre fascine, mais il ne correspond à rien de connu. Quand un autre modèle proposera 200 chevaux de plus, la seule façon d’appréhender l’information consistera à se dire que « ça en fait plus ». Ca n’aura pas davantage de sens. Plus grave, la même disproportion se retrouve aussi dans le comptage des victimes de l’attaque nucléaire menée par les USA sur Hiroshima. C’est un événement dont l’humanité a besoin de savoir quelle est son importance. Officiellement, ce bombardement fit entre 70 000 et 140 000 morts. Mais ce sont des chiffres qui ne correspondent en fait à rien : personne ne peut se représenter un tel nombre de victimes. Il s’agit d’une pure donnée, que seule une machine ou une pensée machinique peut manipuler. Mais en 1961, l’Union soviétique a testé une bombe 3000 fois plus puissante que celle qui avait été larguée sur Hiroshima. Si celle-ci frappait la ville de Paris, les simulations estiment le nombre de morts à plus de 6 millions. C’est mathématiquement concevable (on dispose du chiffre) mais c’est humainement inimaginable5. Cette disproportion, on la retrouve dans le secteur civil : la production industrielle mondialisée échappe à toute représentation mentale. On ne discerne que l’acte de participation individuelle à la consommation, sans avoir une idée claire de ce à quoi on participe vraiment. De même, en produisant des déchets radioactifs dangereux pendant 100 000 ans, nous sommes, au sens propre, irresponsables : nous suscitons un problème qui dépasse absolument tout horizon temporel imaginable. Ainsi, dans l’ère industrielle, agir techniquement, c’est n’avoir aucune idée de ce que nous faisons. L’humanité se trouve donc à la tête d’une puissance qu’elle peut chiffrer, mais dont elle ne peut absolument pas se faire une idée. On est donc d’autant plus loin d’un homme « maître et possesseur de la nature » comme l’annonçait Descartes, qu’à strictement parler, s’il s’agit seulement de manipuler des ordres de grandeur, des machines sont bien plus aptes à le faire que l’être humaine. Dès lors, si on ne maîtrise pas la façon dont on exploite et modifie la nature, on a alors toutes les raisons d’avoir peur de la technique, et de ce qu’elle fait du monde.
C – La peur nécessaire rend aussi nécessaire ce qui peut calmer la peur
Si on s’en tenait là, on conclurait sur une profonde technophobie. Mais la noirceur du constat ne signifie pas qu’il faille en rester là. Au 20e siècle déjà, face à la montée de la puissance industrielle, Henri Bergson achevait sa propre pensée sur la conviction que l’humanité n’en resterait pas à la disproportion que nous avons constatée. Décrivant la relation entre l’être humain et la technique comme celle d’un adolescent un peu mal à l’aise avec son corps devenu trop grand pour lui, il pensait que cette disproportion, cette hybris, rendrait nécessaire un agrandissement spirituel de l’humanité. Et après tout, si c’est bien par nécessité de survivre que la technique a émergé en l’homme, alors si la technique elle-même met en péril la survie, il semble naturel qu’émerge une autre puissance qui vienne à son tour l’encadrer. Pour Bergson ce sont donc les puissances de l’esprit qui se mettront peu à peu au diapason de la puissance physique acquise par l’être humain. Dans le manga Akira, dessiné et écrit par Katsuhiro Ōtomo, le jeune Tetsuo voit son corps parasité par une quantité grandissante d’excroissances biotechnologiques et sa réaction oscille entre fureur et terreur. Mais l’être nommé Akira est le pendant spirituel de ce corps devenu monstrueux. C’est une puissance d’un autre type, qui semble avoir besoin du déferlement technique pour émerger. Tetsuo est l’incarnation de la terreur éprouvée face à cette puissance. Mais elle est nécessaire car, sans elle, on pourrait en rester à la fascination qu’exerce cet accroissement de la puissance, dont on pourrait se contenter de jouir. Au 20e siècle lui aussi, le penseur allemand Hans Jonas faisait de la peur une méthode, un projet qu’il nommait « heuristique de la peur » : il s’agit d’envisager la technique dans tous les développements terrifiants qu’elle pourrait produire, de présager le pire pour empêcher son avènement. A strictement parler, l’heuristique de la peur est une technique qui se passe de machines, d’ordinateurs ou d’outils, elle n’engage que la pensée. C’est donc une technique spirituelle, entérinant la peur, la provoquant même volontairement au moment où le danger ne fait que couver pour surveiller ce qui dans la technique doit être contenu pour ne pas anéantir ce qu’elle a pour mission de protéger.
Conclusion
Nous avons donc pu voir qu’il y a des raisons d’éprouver de la peur face à la technique, comme nous pourrions en éprouver face à la nature si la technique n’était pas là pour nous en sauver. Cette peur doit cependant être nuancée car la technique n’est pas systématiquement inquiétante, d’abord parce que sa vocation première est protectrice, d’autre part parce qu’elle participe à une meilleure compréhension et une plus grande maîtrise de la nature. Mais, parce qu’elle est une puissance grandissante, la question du caractère incontrôlable de la technique s’impose, et si elle fait peur, c’est précisément parce que le monde technique est devenu une seconde nature présentant pour l’humanité les mêmes caractères de danger que la nature originelle. L »abolition de la technique ne semblant pas être une option, il reste cette voie : se contraindre à développer une telle peur de la technique qu’on en vienne à bâtir une sur-technique, fondée sur d’autres critères que la performance et la puissance, qui permettrait de contrôler cette force qui nous dépasse. Il faudrait alors faire de la peur de la technique un devoir, afin qu’il ne soit plus nécessaire d’être effrayé par ses effets.
- N’utilisez pas forcément cet exemple en dissertation, mais le débat qui existe, en France, sur l’opportunité de partager à l’échelle européenne la puissance des armes atomiques est très exactement l’illustration et l’expérience en acte de ce problème. Et la réponse ne se peut pas se trouver dans la politique menée à l’échelle de l’Etat, mais dans une dimension cosmopolitique, développant l’art politique au-delà des intérêts particuliers de chaque Etat. ↩︎
- C’est évidemment l’idée développée par la célèbre maxime de Spiderman : « Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités ». Mais si on voulait utiliser l’univers Marvel pour creuser cette question, c’est plutôt du côté de Captain America : Civil War (Anthony & Joe Russo, 1016) qu’il faudrait regarder. Je ne le développe pas ici sinon cette note de bas de page dépassera la taille de la dissertation elle-même. ↩︎
- Sur ce plan, le fait que cette situation soit favorable à l’émergence de théories farfelues et complotistes ne fait que renforcer le problème initial : on ne comprend plus rien, précisément parce qu’il est devenu de plus en plus difficile d’y comprendre quelque chose. En somme, c’est paradoxalement le très haut niveau de compréhension du monde qui fait qu’on a de plus en plus de mal à le comprendre, parce que la masse de connaissances à intégrer est trop grande. ↩︎
- Pour ceux qui sont un peu jeunes pour avoir cette référence, « C’est plus fort que toi » était le slogan (très bien trouvé) accompagnant le déploiement publicitaire de la console Sega (Nintendo) au début des années 90. ↩︎
- Dans ses Méditations métaphysiques, Descartes mène une réflexion un peu semblable à propos d’une figure géométrique à mille côtés (on appelle cela un chiliogone) : on peut le concevoir, mais on ne peut pas s’en faire une image. ↩︎