De la Cuisine considérée comme un des beaux-arts

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Un peu de culture générale pour une fois, avec une question posée à des étudiants en BTS Compta Gestion. Mais quel rapport entre la pratique comptable et la cuisine direz vous ? Tout simplement que ces étudiants, comme tous ceux qui préparent un BTS, ont des cours de culture générale et ont un thème à étudier chaque année. Pour l’examen 2025, ce thème est A Table ! Formes et enjeux du repas. D’où cette question, tout droit tirée du film Le Menu (The Menu) réalisé par Mark Mylod en 2022, duquel sont tirées toutes les illustrations de cet article.

La question était :
Pourquoi peut-on considérer la cuisine comme l’art suprême ?

La réponse est, ci-dessous très développée, à la manière d’une dissertation. Si vous êtes un étudiant lambda en BTS, pas de panique : on ne vous demanderait pas quelque chose d’aussi long ! Ce texte est le fruit du travail mené en classe, au cours duquel on a brassé un grand nombre d’arguments. Il permet aussi de réinvestir des oeuvres que nous avons étudiées précédemment, à travers des extraits. Il faut imaginer ce texte comme une espèce d’horizon qu’on ne vous demande pas d’atteindre, mais vers lequel vous pouvez cheminer.


Dernière chose avant de passer à table : le titre de cet article est une variation un peu libre sur celui que Thomas de Quincey avait donné à son roman, De l’Assassinat considéré comme un des beaux-arts.

Introduction

Parmi toutes les classifications officielles des disciplines artistiques, aucune n’a jamais intégré la cuisine ou la gastronomie parmi ce qu’on appelle couramment, les « beaux-arts ». A vrai dire, nous pensons tous qu’une blanquette de veau va avoir du mal à rivaliser avec la Joconde, et qu’une pizza napolitaine n’est pas comparable à la 5e Symphonie de Beethoven. Il y a à cela trois raisons principales, qui tiennent pour la première à l’excellence et à la virtuosité dont font preuve les arts classiques, qui les rendent en apparence supérieurs aux arts populaires, pour la deuxième à la pérennité des œuvres issues des beaux-arts, là où la consommation des plats les fait disparaître, pour la troisième enfin au fait que les beaux-arts témoignent de l’élévation spirituelle de l’humanité quand la cuisine, elle, se consacre bassement à son alimentation. D’un côté, il y aurait la haute culture et le développement de l’esprit, de l’autre la bonne bouffe destinée à être avalée, puis digérée. Pourtant, nous allons voir qu’il y a là une série de préjugés qui réclament à être remis en question : on va redonner à la cuisine ses lettres de noblesse et montrer qu’elle est non seulement l’égale des arts les plus raffinés, mais qu’elle peut même être considérée comme une discipline sans pareille, l’art suprême qui dépasse tous les autres. Nous remettrons donc en question, successivement, les trois raisons qui nous font penser, faussement, que la cuisine est un art inférieur.

1 – A

Les arts officiels, tels qu’on apprend à les pratiquer dans les conservatoires et les écoles d’art, se caractérisent tous par une très haute technicité de leurs gestes et des matériaux qu’ils organisent. On met des années à maîtriser un violon, on peut passer une vie entière à perfectionner sa dextérité sur les tables de mixage. Le fait que chacun prépare quotidiennement ses repas pourrait laisser penser que La cuisine soit plus accessible, mais c’est une fausse impression : à strictement parler, la musique aussi peut être pratiquée en dilettante. Tout comme chacun peut cuire un steak, même très mal, dans une poêle qui n’est pas à bonne température, chacun peut aussi chanter faux une chanson à la mode dans un bar à karaoké. Quand dans l’autofiction d’Annie Ernaux, La Femme gelée, la narratrice constate qu’elle cuisine mal les petits pois, elle cuisine quand même. Mais si on braille un air d’opéra sous la douche, ou qu’on joue, très faux, une pièce pour violon de Bach, on chante et on joue de la musique quand-même, aussi. . Si la musique et la cuisine peuvent être toutes deux bâclées sans goût ni technique, elles peuvent aussi toutes les deux faire l’objet d’un soin extrême et d’une très haute technicité. Ainsi, la gastronomie est une version très subtilement développée et cultivée de la cuisine du quotidien, pratiquée par des connaisseurs qui non seulement sont capables de faire les choses selon les règles de l’art, mais aussi d’innover et créer des expériences gustatives encore inconnues. Les cuisiniers sont des artistes comme les autres en somme. Mauvais souvent, excellents parfois.

1 – B

Comme les autres arts, la cuisine tente de cultiver un de nos sens et de l’utiliser pour nous permettre de vivre des expériences nouvelles. En apparence le sens qu’elle privilégie est le goût. Or, avec l’odorat ce sont sans doute les deux de nos cinq sens qui sont le plus dévalorisés : la culture préfère, et de loin, la vue et l’ouïe. Quant au toucher, il semble réservé d’un côté aux usages techniques, de l’autre, à la sensualité. Pourtant, le goût est un sens plus subtil qu’il n’en a l’air. Nos papilles, associées à notre odorat, sont capables de percevoir des nuances au moins aussi fines que ce dont sont capables nos yeux avec les couleurs. Les associations de saveurs, les combinaisons de textures sont illimitées. Les ressources naturelles sont plus nombreuses que ce que notre palais pourra connaître. Dans son Art des vivres, Valentin Husson montre dès le hors-d’œuvre qui tient lieu d’introduction que la découverte de la cuisson a permis de révéler des saveurs que l’humanité ne pouvait pas deviner jusque-là, cantonnée qu’elle était dans l’usage des épices. Cuire, c’était sublimer les goûts de la viande, modifier sa texture, révéler ce qu’elle contenait d’encore inconnu. L’histoire de la cuisson se poursuivra dans une multiplication constante des expériences gustatives, du mijotage à la friture, en passant par la cuisson du gigot d’agneau sept heures durant. Bleue, saignante, à point, grillée, bouillie, saisie, arrosée des sucs déglacés au fond de la poêle, une seule et même pièce de viande se démultiplie sur les papilles de l’humanité. Dans l’histoire de l’art, les peintres ont poursuivi des objectifs semblables, cherchant à explorer les mille et une façons de faire vibrer les couleurs. Lancés dans des quêtes distinctes, mais parallèles, on ne peut pas hiérarchiser ces deux types d’artistes, et on se doit de reconnaître le cuisinier comme l’égal de ses collègues, peintres, poètes ou sculpteurs.

1 – C

Mais la cuisine va un peu plus loin encore, car la vue et l’ouïe, ces sens spécifiquement mobilisés par les arts plastiques et la musique, elle les met en jeu elle aussi. La grande cuisine ne joue pas seulement sur les saveurs et le goût. Elle cherche à solliciter le regard tout d’abord, dans l’art du dressage des plats, dans le choix du cadre, sa décoration, la mise en place de la vaisselle, la chorégraphie du service, le choix des mots sur le menu, le vocabulaire utilisé pour s’adresser aux convives. Dans son film intitulé The Menu, en 2022, Mark Mylod met en scène un restaurant dans lequel les plats proposés atteignent des sommets de maîtrise, au point que le dîner tout entier, et ce dans ses moindres détails, constitue une œuvre d’art totale pensée, conçue, réalisée et mise en œuvre par le chef Slowik. Celui-ci place chaque élément de la soirée comme un écrivain choisirait très exactement l’emplacement de chaque mot, de chaque signe de ponctuation, là où il doit se trouver dans le texte afin de produire précisément l’effet voulu. A ce niveau de soin et de précision, la cuisine n’a plus rien à envier aux autres arts. Elle les dépasse même en les intégrant à sa propre esthétique : il y a de la photographie et de la peinture dans l’agencement coloré des mets dans l’assiette. Il y a de la littérature dans le nom donné aux plats. Il y a de la musique dans le crépitement des textures croustillantes, dans le nappage d’un dessert, dans la mise à feu d’une omelette norvégienne, au moment où on la flambe. Il a du rythme dans le tintement des couverts, dans l’ouverture des bouteilles, le frétillement de la cuisson. La cuisine, quand elle est développée comme un art, peut devenir celui qui les réunit tous, à la manière dont le fait le cinéma. Si celui-ci est le 7e, on pourrait donner à la cuisine le 8e rang.

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La cuisine aurait donc tort de rougir devant les autres arts : elle aussi fait preuve de virtuosité technique, elle aussi sait jouer de nos sens pour nous proposer des expériences sans cesse renouvelées. Mais elle semble se heurter à cette limite : si depuis le 16e siècle nous conservons la Joconde précieusement, afin que nos successeurs puissent eux aussi l’admirer, même le plus raffiné des plats est destiné à disparaître, avalé, mâché, broyé, sucé, saucé ou léché avant d’être dissous par la digestion de celui qui l’aura savouré. Pourtant, nous allons voir que loin de disqualifier les arts culinaires, cette caractéristique est en réalité à la racine de leur valeur.

2 – A

[1]La question de la conservation en art est cruciale. Parce que les œuvres d’art visent la beauté, ce qu’on reconnaît en elles, c’est une valeur qui dépasse leur simple évaluation économique. La beauté se reconnaît à ceci : on veut la conserver. A priori, il y a une supériorité des beaux-arts sur la cuisine sur ce point précis, et même les meilleurs chefs du monde n’y peuvent rien. Les arts classiques disposent de musées dans lesquels on peut aller découvrir les œuvres du passé. Même la préhistoire nous a légué des peintures que nous pouvons encore contempler. La cuisine, elle, ne peut pas prétendre à une telle durabilité. On pense qu’il y a 3 millions d’années, les hominidés taillaient des morceaux de viande dans des petits rongeurs qu’ils arrivaient à attraper, et se nourrissaient de larves d’insectes. Il est impossible aujourd’hui de restituer le goût de cette alimentation. De la même façon, le vin de l’antiquité, extrêmement coupé à l’eau et dans lequel on diluait énormément d’épices et de miel, n’avait pas grand-chose à voir avec ce que nous appelons aujourd’hui du vin, et même si on dispose encore de quelques recettes, nous aurions du mal à reconstituer ces saveurs car celles-ci étaient sans doute dues, aussi, aux contenants en terre qu’on utilisait alors . A priori donc, la cuisine ne peut pas prétendre à la même noblesse que les beaux-arts.

2 – B

Mais notre jugement est biaisé par le fait que nous nous concentrons sur les arts plastiques. Or en musique, en théâtre, et en poésie aussi dans une certaine mesure, la nécessité d’interpréter les œuvres empêche de conserver l’expérience esthétique qu’elles constituent : un concert disparaît au fur et à mesure qu’on le vit, ne laissant qu’un souvenir dans l’esprit de ceux qui y ont assisté. On peut se documenter sur le concert mythique des Rolling Stones à Altamont Highway le 6 décembre 1969, mais si on n’y était pas, de fait, on est passé à côté de cette expérience terrible. Il en va de même pour tous les arts vivants, les arts du spectacle, tous les domaines qui nécessitent une interprétation ou une exécution devant un public. Il ne serait pas logique de reconnaître la valeur de l’interprétation théâtrale, de célébrer la qualité des mises en scène, de l’incarnation des personnages par tel ou tel comédien sur scène, d’applaudir l’exploit que constituent les arts du cirque, de parler à propos de telle chanteuse d’une « performance » si à côté on ne reconnaît pas de façon égale la valeur des arts culinaires. La critique gastronomique n’a rien à envier à son homologue cinématographique. Elle est d’autant plus précieuse que la cuisine est un art en perpétuel mouvement : tel chef cuisinier peut diriger tel établissement à tel moment avant de s’orienter ailleurs, de s’installer dans un autre pays dont il intégrera les références à sa propre cuisine comme Pablo Picasso traversait dans sa vie artistique des périodes successives. S’il existe une critique culinaire, et si celle-ci tient une place centrale dans cet art comme on le voit, de nouveau, dans le film The Menu, qui va jusqu’à critiquer la prédominance de la critique sur l’art lui-même, c’est que l’expérience gastronomique donne envie à ceux qui la vivent d’en parler, ou d’écrire à son sujet. D’après Platon, c’est à cela qu’on reconnaît une belle expérience : elle donne envie de la transformer en belles paroles. La critique gastronomique est donc le témoignage de la beauté de l’expérience culinaire.

2 – C

Le caractère éphémère des œuvres cuisinées ne devrait donc pas exclure la cuisine hors des beaux-arts. Il faudrait au contraire l’intégrer pleinement parmi ces disciplines qui se vivent dans l’instant, s’expérimentent ponctuellement et transforment la répétition routinière de l’alimentation en un rite, un cérémonial exceptionnel. La musique baroque, au 17e et 18e siècle, était précisément connue pour ne faire jouer certaines de ses œuvres qu’une seule fois, Louis XIV exigeant de ses compositeurs qu’ils ne composent que des œuvres à usage unique, prétendant être le seul à pouvoir les écouter lors de leur seule et ultime exécution. Au lieu d’exclure ce genre hors du champ de l’histoire de la musique, on en célèbre aujourd’hui la très haute importance, cherchant à en restituer la qualité en construisant de nouveau les instruments de cette époque et en essayant d’en reconstituer les partitions pour pouvoir les jouer de nouveau. La partition est, précisément, la part conservable de la musique, ce qui permet d’en reconstituer l’expérience des siècles plus tard. L’équivalent, en cuisine, est la recette. Si aujourd’hui on peut restituer les plats du grand chef cuisinier du 19e siècle, Auguste Escoffier, c’est parce qu’il consignait ses recettes dans des livres dont nous disposons encore aujourd’hui. Ce n’est pas un hasard si les lieux dans lesquels on transmet la maîtrise de la musique et du théâtre s’appellent des conservatoires : c’est bien qu’ils servent à transmettre cette part de ces arts qui demeure au-delà de leur très éphémère existence, puisque leur interprétation sur scène coïncide avec leur disparition : le cœur de la danse, de la musique, du théâtre et, donc, de la cuisine, c’est leur pratique. Ce sont des arts vivants qui meurent si plus personne ne chante, ne danse ou bien cuisine.

Transition

[2]Dans la sphère des arts de l’éphémère, il faut reconnaître à la cuisine cette efficacité particulière : si la musique est immatérielle, au sens où elle ne se présente pas comme un objet délimité dans l’espace, si le théâtre est une expérience vécue plus qu’un objet matériel, la cuisine est le seul art qui présente une réalisation concrète, physiquement présente, finalisée, dressée dans l’assiette comme une œuvre d’arts plastiques. Mais cette présence s’accompagne d’un contrat particulier passé avec le spectateur : celui-ci doit  détruire l’œuvre, intégralement, et la faire quasiment disparaître au point qu’on n’en retrouvera que les restes, qu’on jettera ensuite avant de passer le matériel utilisé au lave-vaisselle ; ainsi, il ne restera aucune trace de cette expérience . Il n’y a pas de destruction de la musique par l’auditeur, l’amateur de poésie ne casse pas le poème en le récitant. Au contraire, il le fait renaître. Mais la cuisine a pour fondement l’opposition entre la présentation dans l’assiette et la disparition dans le tube digestif. Et c’est précisément dans ce jeu avec les forces élémentaires de la création et de la destruction qu’elle trouve ses lettres de noblesse majuscules, ce qui la place au-dessus des autres arts. Elle joue avec les sentiments enfouis, les souvenirs disparus et ces deux horizons que constituent pour nous notre naissance, et notre mort.

3 – A

Au-delà de la maîtrise formelle et technique, les arts se caractérisent par leur aptitude à évoquer ce que la parole simple ne pourrait pas décrire : la subtilité des sentiments, la perception nouvelle d’éléments du monde que les œuvres révèlent soudain à la sensibilité des êtres humains, les inquiétudes et aspirations les plus profondes de l’humanité, la nécessité de créer d’autres mondes pour palier aux limites de celui-ci. On reconnaît cette aptitude à tous les arts classiques. On les étudie précisément pour parvenir à déceler en eux ce qu’ils évoquent au-delà de leur aspect de surface. En apparence, l’art culinaire ne permet pas de telles évocations : c’est un strict plaisir corporel, qui ne fait pas référence à autre chose que lui-même. Mais c’est peut-être là une apparence qui est seulement due au qu’on n’est pas suffisamment connaisseur et observateur pour saisir tout à fait ce que les œuvres culinaires ont à proposer. Des signes, certes discrets, pourraient nous indiquer une proximité plus grande de la cuisine avec la poésie. Dans le domaine de l’œnologie, on utilise un vocabulaire et des références culturelles qui semblent n’avoir aucun rapport avec le vin lui-même. On prête en effet aux boissons alcoolisées des traits de caractère qui peuvent évoquer l’artisanat, mais aussi la physionomie humaine. Le vin peut être charpenté, âpre, vif ou léger, autant de métaphores qui tentent de rattacher le breuvage à des expériences plus lointaines, afin de proposer des énoncés capables de restituer en mots la singularité de l’expérience que constitue la dégustation des grands crus. La critique gastronomique a souvent, elle aussi, recours au vocabulaire évoquant une sensibilité qui dépasse la simple description des saveurs. Dans son court métrage documentaire, Italianamerican, Martin Scorsese parvient à retracer tout le parcours de ses propres parents alors qu’eux-mêmes étaient, enfants, confrontés aux dures réalités de l’immigration sicilienne vers New-York. Si ses deux parents parlent, face à la caméra, de ce temps qui a précédé sa propre venue au monde, l’essentiel de de ce double portrait tient dans la façon dont sa mère, tout en parlant du passé, prépare son plat de boulettes de viande à la sauce tomate, évidemment servies avec les pasta. A elle seule, cette sauce tomate témoigne des trajectoires de vie des ancêtres du réalisateur, elle se trouve au confluent de la recette de sa propre mère, et de celle de sa belle-mère, qu’elle s’ingénie à marier dans un plat qui ne peut être dès lors que le sien, dans lequel son mari pourra pourtant retrouver le goût de son enfance, et celui du pays. Aucun autre art ne peut ainsi transporter celui qui le déguste aussi loin dans sa propre mémoire, là où les impressions sont olfactives et gustatives autant que visuelles et auditives.

3 – B

Ce faisant, la cuisine joue avec la mémoire perdue pour produire de nouveau, dans ce moment intime qu’est le repas et au creux du corps, des expériences dont on ne souvenait plus les avoir déjà vécues. Ce sont les pâtisseries de son enfance, qu’on allait acheter à la boulangerie le dimanche matin pour le repas familial. C’est le bol de chocolat chaud accompagné de ses tartines beurrées sur la toile cirée à carreaux, qu’on a depuis longtemps remplacé par le mug de café siroté dans les transports en commun, ce chocolat chaud qu’on retrouve à nouveau, presque intact, quand à son tour on le prépare à son enfant avant qu’il parte à l’école. Et c’est bien sûr la fameuse petite madeleine diluée dans le thé de Marcel Proust dans le premier tome de A la Recherche du temps perdu, intitulé Du Côté de chez Swann, qui le propulse sans qu’il s’y attende dans son enfance, auprès de sa tante Léonie qui lui offrait, le dimanche matin, ce biscuit dont il avait, avant d’en retrouver par hasard la saveur, perdu jusqu’au souvenir. Une miette de madeleine, presque diluée dans l’eau chaude du thé, est capable à elle seule de faire resurgir ce que Proust appelle « l’édifice énorme du souvenir ». Si nous appelons aujourd’hui de façon générique « madeleine de Proust » toutes ces petites expériences en apparence anodines, capables pourtant de réinjecter en nous, comme s’ils étaient vécus au présents, des pans entiers d’un passé qu’on avait totalement perdu de vue, c’est bien que l’auteur met le doigt ici sur un pouvoir dont dispose la cuisine, plus encore que les autres arts, sans doute parce que si ceux-ci peuvent aussi nous élever vers les plus hautes sphères spirituelles, ils ne parviennent pas, comme le propose le biscuit le plus simple, à nous saisir au plus bas de l’expérience physique, au niveau de l’alimentation la plus triviale, pour nous propulser très loin du quotidien, là où on ne soupçonnerait pas qu’une bouchée de pâtisserie puisse nous faire grimper. Si on ouvre le premier tome de la Recherche de Proust, on sait déjà qu’on se lance dans une expérience littéraire. Avant même de lire la première ligne, on essaie de se montrer à la hauteur de l’œuvre. Alors que lorsqu’on trempe une madeleine dans le thé et qu’on la porte à sa bouche on n’attend rien de cette expérience, ce qui permet paradoxalement de grimper d’autant plus haut qu’on est parti d’autant plus bas. C’est précisément parce que la cuisine peut être une pratique extrêmement vulgaire, qu’elle peut le mieux prendre ceux qui la dégustent par surprise et leur faire vivre des ascensions spirituelles inespérées.

3 – C

Mais il y a dans cet art quelque chose de plus puissant encore : il est le seul à jouer avec les limites même de notre existence. Sa matière en effet, est la vie elle-même. Dans le film The Menu, que nous avons déjà évoqué, Tyler est un critique gastronomique passionné mais aussi un peu dévot face à cet univers auquel il aimerait être associé. Venu déguster ce diner un peu particulier avec une convive qui apprécie moins que lui le raffinement de cette expérience, il lui explique les raisons pour lesquelles, d’après lui, la cuisine dépasse tous les autres arts : les chefs jouent avec la matière même de la vie. Et par voie de conséquence, leur art frôle aussi les limites de la mort. Il résume cela ainsi : c’est « l’art au bord du gouffre », et il y a là une puissance quasi divine, un pouvoir de vie et de mort. De fait, on ne meurt pas en étant spectateur d’un film raté ou d’une partition mal exécutée. En revanche dans ce même film Elsa, qui est la cheffe de salle de ce restaurant, semble ironiser sur les conséquences d’une viande qui aurait été maturée un jour de trop sur la santé de ceux qui la dégusteraient. Certains plats sont réputés pour leur dangerosité. Ainsi, le fugu est un poisson qui peut tuer net celui qui le déguste s’il a été mal préparé. Le commander dans un restaurant japonais, c’est donc remettre sa vie entre les mains du chef et prendre le risque de connaître là sa toute dernière bouchée. C’est aussi ce rapport à la mort que critique le végétarisme et ses dérivés plus radicaux encore :la viande et la chair de poisson que nous mangeons, ce sont autant d’animaux qu’il a fallu tuer auparavant. Plus macabrement encore, de nombreux crustacés sont cuits encore vivants et on se souvient de la cheffe cuisinière télévisée, Maïté, assommant avec un gourdin des anguilles encore vivantes sur le plan de travail. Certains animaux sont même mangés encore vivants. Le plus connu est l’huitre, mais l’oursin se déguste aussi à peine ouvert et on peut savourer sur sa langue la délicieuse sensation des ventouses encore actives de poulpes dont les tentacules sont servis frits, mais encore en mouvement. On peut voir là un goût morbide qui ne serait que la satisfaction de nos pulsions les plus sombres. Mais il s’agit aussi de pratiques qui rappellent que derrière le simple fait de s’alimenter il y a, plutôt qu’une destruction, une transmission de la vie : celle-ci nous traverse plus que nous ne la prenons et c’est une seule et même énergie vitale qui parcourt le cycle alimentaire. Même les prédateurs seront un jour dévorés de l’intérieur par leur flore intestinale : c’est elle qui leur survivra. De fait, en cuisine, des ustensiles utilisés aux ingrédients, ce qui permet de maintenir en vie est aussi ce qui pourrait tuer. Il n’y a pas une bouchée qui, au lieu de rassasier, ne puisse conduire celui qui la dévore au cimetière et, si on nous annonce qu’on va déguster, on ne peut pas savoir par avance si on doit se réjouir, ou fuir. De la famine à La grande Bouffe, la cuisine peut conserver en nous une vie saine et équilibrée, elle peut nous affamer ou nous tuer par indigestion. Du goût au dégoût, elle joue sur les cordes les plus sensibles qui lient notre corps à notre esprit, avec des nuances et une force qu’aucun autre art ne peut atteindre.

Conclusion

Ainsi, sur les trois plans que nous avons évoqués, il semble bien que, contre toute attente, la cuisine parvienne à surpasser les arts dont nous pensons un peu facilement qu’ils lui sont supérieurs. La virtuosité des cuistots n’a rien à envier à celle des instrumentistes et bien qu’ils soient moins connus que leurs homologues musiciens, les brigades des restaurants et les batteries de cuisine ont aussi leurs solistes, que les chefs de cuisine s’arrachent comme le font les chefs d’orchestre. Le caractère éphémère des œuvres cuisinées n’est pas un argument qui permet de les dévaloriser ; au contraire, en entretenant leur rareté elle devrait contribuer à les rendre plus précieuses encore. Mais ce qui contribue avant tout à faire de la cuisine un art incomparable, c’est son aptitude à interpréter, à sa manière et sans en avoir l’air, des formes qui échappent aux autres domaines artistiques, quelque chose de plus intime et universel à la fois, qui précède notre naissance, la conditionne et perdurera au-delà de notre mort, quelque chose qui est même capable de nous faire frôler celle-ci, ou la provoquer. Si la peinture, la sculpture et la littérature sont capables de représenter les puissances essentielles qui encadrent la vie, si la musique et la danse peuvent nous les faire vivre, la cuisine demeure le seul art capable de les provoquer, de les nourrir, et de les éteindre. La musique a ses maestros, la peinture a ses grands maîtres, mais on reconnaît à ceux qui maîtrisent la cuisine une autorité supérieure, incarnée par celles et ceux qui lui consacrent leur vie et nourrissent la nôtre : régnant sur leur brigade, ils sont chefs et cheffes. Les autres arts n’ont plus qu’à s’incliner.


[1] Ici, il faut noter que ce premier paragraphe de 2e partie semble aller contre ce que le sujet impose. Mais il s’agit en fait de présenter l’argument que le paragraphe suivant va combattre.

[2] Cette transition ne respecte pas tout à fait la règle qui veut que ce passage entre deux parties se content de faire le point sur ce qui précède et annoncer ce qui suit : cette transition précise est plus développée que d’habitude, et elle contient elle-même une argumentation. C’est tout simplement que je l’ai utilisée pour placer ce qui n’avait pas trouvé de place dans la partie précédente. C’est un peu une façon de tricher, mais ça arrive, quand on a trop d’éléments à proposer, et qu’on n’a pas voulu tous les abandonner.

Pour lire cet essai très développé hors de ce blog, vous pouvez le télécharger ici :

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