Les élèves de Terminale littéraire ont de la chance : ils ont au programme de leur année de littérature l’oeuvre d’Homère, L’Odyssée. Si ils l’étudient dès le début de l’année, ils peuvent rencontrer sous deux angles différents les mythes qui sont à l’origine de notre civilisation : littérairement d’un côté, et philosophiquement de l’autre, puisque c’est bien de ces récits qu’a émergé cette nouvelle attitude de l’esprit, qu’on appela « philosophie », et qui ne consista pas à venir présomptueusement éclairer crûment ce que les mythes parvenaient à maintenir voilé, mais à prendre acte de l’inaccessibilité de ce qu’elle même cherchait, et à se faire le conteur de cette impossibilité là.
Aussi n’est il pas surprenant de voir les mythes régulièrement évoqués et réinvestis en philosophie. Bien sûr, le tout premier à reconnaître en ces récits une base de lancement de la pensée fut Socrate lui-même, qui en fait un véhicule vers la vérité, revenant vers les mythes pour saisir dans leur forme l’ombre projetée des idées elles mêmes.
Mais de quoi s’agit il au juste, dans ces récits antiques, pour qu’ils s’imposent encore à nous, qu’on y fasse encore référence, et qu’on calque sur leurs structures nos propres manières d’écrire ces utopies et uchronie que constitue la science-fiction ? Au 20e siècle, la philosophe Simone Weil, surtout connue pour le travail qu’elle effectua sur la condition ouvrière (on y reviendra sous peu), livra un texte sur sa lecture de l’Iliade. Construit comme une méditation dont le poème est le point de départ, elle tente d’y cerner ce qui constitue le coeur, le moteur central de ces récits.
Or, ce qu’elle place au centre de l’épopée, ce ne sont pas les hommes, fussent-ils héroïques. Dans des termes qui ne peuvent laisser un cinéphile du 20e siècle tout à fait insensible, elle trouve l’axe central de l’Iliade ici : « le vrai héros, le vrai sujet de l’Iliade, c’est la force ».
C’est sur cette ligne que se tisse, au fil des citations, nombreuses, le commentaire de Simone Weil, cherchant comment cette force s’applique sur les héros, sur les événements, sur le récit lui-même, et quelles formes de pensée peuvent en être tirées.
« Le vrai héros, le vrai sujet, le centre de l’Iliade, c’est la force. La force qui est maniée par les hommes, la force qui soumet les hommes, la force devant quoi la chair des hommes se rétracte. L’âme humaine ne cesse pas d’y apparaître modifiée par ses rapports avec la force ; entraînée, aveuglée par la force dont elle croit disposer, courbée sous la contrainte de la force qu’elle subit. Ceux qui avaient rêvé que la force, grâce au progrès, appartenait désormais au passé, ont pu voir dans ce poème un document ; ceux qui savent discerner la force, aujourd’hui comme autrefois, au centre de toute histoire humaine, y trouvent le plus beau, le plus pur des miroirs.
La force, c’est ce qui fait de quiconque lui est soumis une chose. Quand elle s’exerce jusqu’au bout, elle fait de l’homme une chose au sens le plus littéral, car elle en fait un cadavre. Il y avait quelqu’un, et, un instant plus tard, il n’y a personne. C’est un tableau que l’Iliade ne se lasse pas de nous présenter. »
Je l’évoquais à l’instant, cette notion de « force » est devenue, pour nous autres amateurs de cinéma grand public, extrêmement connotée. Cependant, plutôt qu’à la saga Star Wars, qui s’appuie justement trop sur les apparences du mythe sans en saisir les principes essentiels (et les trahissant en partie, dès lors), ce serait plutôt au long métrage (rarement film aura mieux mérité cette appellation) de Kubrick 2001, L’Odyssée de l’espace, dont le titre ne saurait être considéré ici comme un hasard, qu’il faudrait penser. Parce que nul autre film n’a sans doute réussi à installer, sur l’ensemble de sa durée, la sensation physique d’une force historique, traversant de part en part le lent déroulement de l’univers, pliant les événements à sa propre puissance, guidant l’homme vers l’objectif qui lui a été assigné. L’image de la station spatiale, en lente révolution autour d’elle même, accueillant ponctuellement les vaisseaux qui viennent s’arrimer à son implacable mouvement circulaire, cette image peut être vue comme le mouvement même du film, celui ci constituant la forme même de la force de notre univers. Et si ce film a quelque chose de tout à fait « à part » dans l’histoire du cinéma, c’est bien parce que Kubrick parvient à nous reconnecter à ce mouvement, que nous avons, entre temps perdu, parce que nous nous sommes plutôt attachés à des vecteurs de force plus restreints, davantage ponctuels, finis, au sens où Aristote définissait les mouvements infralunaires de « finis ». Ceux qui ont encore quelques souvenirs de science physique, ceux qui ont quelque notion de mécanique pourront assimiler cette « force » à un couple dont la valeur dépasserait tout ce qu’on peut imaginer, un courant de fond, une onde de très basse fréquence qui agiterait souterrainement la matière, y compris ce qui constitue l’homme, quelle que soit sa substance véritable, pour la draguer en profondeur et l’amener à l’état dans lequel elle doit se trouver, irrésistiblement. Mais si dans 2001, l’homme est l’objet de ce pro-jet qui le dépasse, la question de la juste attitude à adopter est bien plus clairement posée dans les mythes :
» ils vont au-delà de la force dont ils disposent. Ils vont inévitablement au-delà, ignorant qu’elle est limitée. Ils sont alors livrés sans recours au hasard, et les choses ne leur obéissent plus. Quelquefois le hasard les sert ; d’autres fois il leur nuit ; les voilà exposés nus au malheur, sans l’armure de puissance qui protégeait leur âme, sans plus rien désormais qui les sépare des larmes.
Ce châtiment d’une rigueur géométrique, qui punit automatiquement l’abus de la force, fut l’objet premier de la méditation chez les Grecs. Il constitue l’âme de l’épopée ; sous le nom de Némésis, il est le ressort des tragédies d’Eschyle ; les Pythagoriciens, Socrate, Platon, partirent de là pour penser l’homme et l’univers. La notion en est devenue familière partout où l’hellénisme a pénétré. C’est cette notion grecque peut-être qui subsiste, sous le nom de kharma, dans des pays d’Orient imprégnés de bouddhisme ; mais l’Occident l’a perdue et n’a plus même dans aucune de ses langues de mot pour l’exprimer ; les idées de limite, de mesure, d’équilibre, qui devraient déterminer la conduite de la vie, n’ont plus qu’un emploi servile dans la technique. Nous ne sommes géomètres que devant la matière ; les Grecs furent d’abord géomètres dans l’apprentissage de la vertu. »
Disproportion entre les forces dont disposent les hommes, et la force qui draine l’univers; présomption manifeste concernant la force qu’on peut soi-même développer. Cette erreur d’appréciation, qui caractérise Achille en particulier ne peut mener qu’à la mort. Mais à vrai dire, quelque comportement qu’on adopte, c’est toujours vers la mort que la force entraine, irrévocablement. Et puisque ces récits sont ceux d’hommes et de dieux en guerre, visant tous la mort, la question du rapport à autrui s’y pose forcément d’une manière particulière, dont Simone Weil affirme que jamais plus elle ne sera considérée ainsi.
« Il faut, pour respecter la vie en autrui quand on a dû se mutiler soi-même de toute aspiration à vivre, un effort de générosité à briser le cœur. On ne peut supposer aucun des guerriers d’Homère capable d’un tel effort, sinon peut-être celui qui d’une certaine manière se trouve au centre du poème, Patrocle, qui « sut être doux envers tous », et dans l’Iliade ne commet rien de brutal ou de cruel. Mais combien connaissons-nous d’hommes, en plusieurs milliers d’années d’histoire, qui aient fait preuve d’une si divine générosité ? Il est douteux qu’on puisse en nommer deux ou trois. Faute de cette générosité, le soldat vainqueur est comme un fléau de la nature ; possédé par la guerre, il est autant que l’esclave, bien que d’une manière tout autre, devenu une chose, et les paroles sont sans pouvoir sur lui comme sur la matière. L’un et l’autre, au contact de la force, en subissent l’effet infaillible, qui est de rendre ceux qu’elle touche ou muets ou sourds.
Telle est la nature de la force. Le pouvoir qu’elle possède de transformer les hommes en choses est double et s’exerce de deux côtés ; elle pétrifie différemment, mais également, les âmes de ceux qui la subissent et de ceux qui la manient. Cette propriété atteint le plus haut degré au milieu des armes, à partir du moment où une bataille s’oriente vers une décision. Les batailles ne se décident pas entre hommes qui calculent, combinent, prennent une résolution et l’exécutent, mais entre hommes dépouillés de ces facultés, transformés, tombés au rang soit de la matière inerte qui n’est que passivité, soit des forces aveugles qui ne sont qu’élan. C’est là le dernier secret de la guerre, et l’Iliade l’exprime par ses comparaisons, où les guerriers apparaissent comme les semblables soit de l’incendie, de l’inondation, du vent, des bêtes féroces, de n’importe quelle cause aveugle de désastre, soit des animaux peureux, des arbres, de l’eau, du sable, de tout ce qui est mû par la violence des forces extérieures. Grecs et Troyens, d’un jour à l’autre, parfois d’une heure à l’autre, subissent tour à tour l’une et l’autre transmutation. »
Ainsi, ces récits ne mettent pas en scène des hommes faisant la guerre, au sens où celle ci serait le résultat de leur volonté. Le héros n’est pas celui qui décide de ce genre de choses. Il est celui qui y prend part, incarnation humaine de la force, au même titre que les autres mouvements que sont les incendies, les inondations, etc.
Qu’est ce que le respect de l’ennemi quand on est mis en mouvement par un courant universel pareil ? Cela ne peut être que le sentiment de participer, comme l’adversaire, à un mouvement dont on n’est pas l’auteur, et qu’on ne mérite pas plus que lui, en tant que personne, d’être sauvé. Voila ce qu’on ne retrouve pas chez les hébreux et le romains, d’après Simone Weil. Voila, en fait, ce qu’on ne retrouve nulle part ailleurs, parce que les autres peuples se croiront dignes d’échapper à la misère humaine. Les héros mythiques, eux, n’ont pas cette volonté. Même l’orgueilleux Achille, tout en espérant oeuvrer pour la postérité, se détache pour ainsi dire de sa propre personne, et se coule dans le fleuve du temps, pour livrer son souvenir à la succession perpétuelle des générations d’hommes à venir.
Ce regard, quasi méditatif, porté sur ces récits qui se trouvent, décidément, aux racines de notre culture, et ce même si nous avons considérablement bifurqué depuis lors, permet à Simone Weil de conclure sur ce regard désabusé porté sur les temps qui suivirent ces « jadis » héroïques :
« rien de ce qu’ont produit les peuples d’Europe ne vaut le premier poème connu qui soit apparu chez l’un d’eux. Ils retrouveront peut-être le génie épique quand ils sauront ne rien croire à l’abri du sort, ne jamais admirer la force, ne pas haïr les ennemis et ne pas mépriser les malheureux. Il est douteux que ce soit pour bientôt. »
Simone Weil – L’Iliade ou le poème de la force; 1940-41
Toute les illustrations sont issues de 300, l’oeuvre de Frank Miller, sous ses formes cinématographique, et roman graphique. Malgré les réserves qu’impose cette fiction, et le caractère idéologique de sa mise en scène, on ne peut que constater que c’est une des visions les plus saisissantes, et les plus puissantes qui ait été offerte des ces récits antiques, et ce depuis bien longtemps. Pour ne pas entretenir de confusion, on précisera cependant que la bataille des Thermopyles n’est pas racontée par Homère, mais par Hérodote; et pour cause : elle eut lieu en 480 Av. JC (on situe Homère à peu près au 8e siècle Av. JC). En revanche, la vision de Miller est intéressante en ce qu’elle tente, par delà les siècles, de trouver au mythe américain des racines plus profondes qu’à l’accoutumée.
NB : ceux qui voudraient lire le texte de Simone Weil dans son intégralité pourront le trouver ici même, sous format .pdf : http://www.ebooksgratuits.com/pdf/weil_iliade.pdf