La technique : 1ère partie – L’homme soumis à la nature

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Vue du vingt et unième siècle, l’interrogation sur la technique parait facilement contemporaine. Nous sommes spontanément convaincus que c’est de nos jours qu’à la faveur de ce que nous appelons « catastrophes » que l’inquiétude sur la technique a commencé à émerger. C’est là une illusion d’optique, car la question des catastrophes n’est pas tout à fait l’essentiel de la question de la technique et l’humanité n’a pas attendu notre époque pour y réfléchir. En effet, l’observation par l’homme de ce qu’il est lui même et de ses moyens d’existence a depuis toujours provoqué de l’étonnement. On ne saurait trop décrire cela chez l’homme préhistorique, dans la mesure où on n’en a pas de trace, par contre on sait que, par exemple, dans l’antiquité grecque, on dispose de témoignages montrant que, pour les hommes de l’époque, l’activité technique de va pas de soi, et qu’elle désigne l’homme comme une créature particulière dans la nature.

Qu’y a t il d’étonnant dans l’activité humaine si on tente un peu de se mettre dans la peau d’un homme vivant en Grèce dans l’antiquité ? Ses limites. En effet, aussi curieux que cela puisse paraître à nos yeux, la technique humaine n’est pas marquée pour l’antiquité par sa puissance, mais au contraire par sa faiblesse si on la compare à ce qui se produit spontanément dans la nature. Comme toute civilisation ne pratiquant pas les sciences expérimentales comme nous le faisons aujourd’hui, la nature est principalement source de mystère, et par conséquent, de mystères. On a le sentiment de ne pas la maîtriser pour la simple raison qu’elle dépasse les capacités de l’homme à la comprendre, à émettre des prévisions la concernant et à la diriger. Dès lors, l’homme grec se considère surtout comme un adjoint et un témoin de la nature : il accompagne ses processus, ses rythmes, il la décrit mais à aucun moment il ne peut affirmer qu’il ait un vrai pouvoir sur elle.

Un récit en particulier montre à quel point les grecs se sentent dépendants de la nature et comment ils la considèrent : dans L’Illiade, le récit de la mise en route de la flotte guerrière pour la guerre menée contre Troie met en scène Agamemnon, chef de cette armée, qui est confronté à Artemis qui, par colère empêche le départ vers Troie. Si on s’en tient aux faits, que se passe t il ? Les vents ne sont pas favorables. Quelle interprétation en font les grecs ? Les dieux sont en colère. Or il se trouve qu’Agamemnon a un contentieux avec une déesse, Artémis, et on interprète donc la non collaboration éolienne comme une vengeance personnelle. On devine qu’elle veut un sacrifice. On sacrifie donc Iphigénie, fille commune d’Agamemnon et de Clytemnestre et enfin, les vents permettent le départ de la flotte. Que constate t-on ? Les grecs, parce qu’ils considèrent la nature comme mystérieuse, ont tendance à voir en elle des volontés divines qui, par définition, sont imprévisibles puisque les dieux sont facétieux. Ils sont dépassés par la nature et mettent en oeuvre des stratégies irrationnelles qui leur semblent être à la hauteur de la puissance des volontés divines. Bien sûr, ces actes ont de lourdes conséquences. Par exemple, le sacrifice d’Iphigénie par Agamemnon vaudra à celui-ci, quand il reviendra de la guerre de Troie (car il en revient, contrairement à ce que montre le film Troie de Wolfgang Petersen (ce n’est là qu’une des très nombreuses libertés que prend ce film avec le récit officiel de la guerre de Troie)) d’être tué par Egysthe, devenu entre temps amant de Clytemnestre. Pourquoi parvient elle à convaincre son amant de le tuer ? Parce qu’Egysthe est en fait cousin d’Agamemnon. Le père d’Egysthe (Thyeste) avait tué le père d’Agamemnon (Atrée) parce que celui ci avait fait tuer les deux premiers fils de Thyeste (donc, le père d’Egysthe, qui est né après ce double meurtre) et les avait fait manger en banquet à Atrée. Pourquoi Atrée a t-il commis un tel crime ? Parce que Thyeste a séduit sa femme. Pourquoi est ce grave ? Parce qu’en fait, Thyeste et Atrée sont frères, fils de Pelops, lui même fils de Tantale qui… avait servi aux dieux son propre fils (Tantale) en repas (rassurez vous, les dieux, qui ont du goût, repéreront la supercherie et ressusciteront Tantale, ce qui explique qu’il ait par la suite des fils). Les dieux, offusqués par ce repas, et découvrant par la même occasion qu’en fait, Tantale leur volait régulièrement de l’ambroisie et du nectar qu’il partageait avec d’autres humains, le punirent de double manière : d’abord ils le soumirent à ce qu’on appellera par la suite le supplice de Tantale, ensuite ils maudirent sa famille toute entière. Vous suivez ? Tout ceci explique qu’Agamemnon finisse par être tué par Egysthe… Revenons justement à Agamemnon, car un détail va nous ramener dans les rapports compliqués qu’entretient l’homme avec la nature : pour quelle raison Artémis en veut elle à Agamemnon ? Parce qu’elle est déesse de la chasse. Or, un jour, Agamemnon, lui même chasseur, va tuer une biche de manière tellement habile qu’on considérera qu’Artémis elle même en aurait été incapable. Qu’est ce que cela nous dit sur le regard que les grecs portent sur la nature ? Que finalement, tout évènement est vécu comme porteur de mystère : quand un humain se montre trop habile à la chasse, on soupçonne que cela puisse vexer les dieux, et ce soupçon viendra expliquer les mésaventures que cet homme ou sa famille subiront. On voit bien, dès lors, à quel point c’est bien la nature, ici, qui domine l’homme.

Les grecs disposent aussi d’un mythe expliquant la faiblesse humaine par rapport aux autres espèces naturelles. Platon nous en fait le récit dans un dialogue titré Protagoras, par l’intermédiaire d’un interlocuteur de Socrate, qui s’appelle justement Protagoras:

« C’était au temps où les Dieux existaient, mais où n’existaient pas les races mortelles. Or, quand est arrivé pour celles-ci le temps où la destinée les appelait aussi à l’existence, à ce moment les Dieux les modèlent en dedans de la terre, en faisant un mélange de terre, de feu et de tout ce qui encore peut se combiner avec le feu et la terre. Puis, quand ils voulurent les produire à la lumière, ils prescrivirent à Prométhée et à Epiméthée de les doter de qualités, en distribuant ces qualités à chacune de la façon convenable. Mais Epiméthée demande alors à Prométhée de lui laisser faire tout seul cette distribution : « Une fois la distribution faite par moi, dit-il, à toi de contrôler ! » Là-dessus, ayant convaincu l’autre, le distributeur se met à l’oeuvre.
En distribuant les qualités, il donnait à certaines races la force sans la vélocité ; d’autres, étant plus faibles étaient par lui dotées de vélocité ; il armait les unes, et, pour celles auxquelles il donnait une nature désarmée, il imaginait en vue de leur sauvegarde quelque autre qualité : aux races, en effet, qu’il habillait en petite taille, c’était une fuite ailée ou un habitat souterrain qu’il distribuait ; celles dont il avait grandi la taille, c’était par cela même aussi qu’il les sauvegardait. De même, en tout, la distribution consistait de sa part à égaliser les chances, et, dans tout ce qu’il imaginait, il prenait ses précautions pour éviter qu’aucune race ne s’éteignit.
Mais, une fois qu’il leur eut donné le moyen d’échapper à de mutuelles destructions, voilà qu’il imaginait pour elles une défense commode à l’égard des variations de température qui viennent de Zeus : il les habillait d’une épaisse fourrure aussi bien que de solides carapaces, propres à les protéger contre le froid, mais capables d’en faire autant contre les brûlantes chaleurs ; sans compter que, quand ils iraient se coucher, cela constituerait aussi une couverture, qui pour chacun serait la sienne et qui ferait naturellement partie de lui-même ; il chaussait telle race de sabots de corne, telle autre de griffes solides et dépourvues de sang. En suite de quoi, ce sont les aliments qu’il leur procurait, différents pour les différentes races pour certaines l’herbe qui pousse de la terre, pour d’autres, les fruits des arbres, pour d’autres, des racines ; il y en a auxquelles il a accordé que leur aliment fût la chair des autres animaux, et il leur attribua une fécondité restreinte, tandis qu’il attribuait une abondante fécondité à celles qui se dépeuplaient ainsi, et que, par là, il assurait une sauvegarde à leur espèce.
Mais, comme (chacun sait cela) Epiméthée n’était pas extrêmement avisé, il ne se rendit pas compte que, après avoir ainsi gaspillé le trésor des qualités au profit des êtres privés de raison, il lui restait encore la race humaine qui n’était point dotée ; et il était embarrassé de savoir qu’en faire. Or, tandis qu’il est dans cet embarras, arrive Prométhée pour contrôler la distribution ; il voit les autres animaux convenablement pourvus sous tous les rapports, tandis que l’homme est tout nu, pas chaussé, dénué de couvertures, désarmé. Déjà, était même arrivé cependant le jour où ce devait être le destin de l’homme, de sortir à son tour de la terre pour s’élever à la lumière. Alors Prométhée, en proie à l’embarras de savoir quel moyen il trouverait pour sauvegarder l’homme, dérobe à Héphaïstos et à Athéna le génie créateur des arts, en dérobant le feu (car, sans le feu, il n’y aurait moyen pour personne d’acquérir ce génie ou de l’utiliser) ; et c’est en procédant ainsi qu’il fait à l’homme son cadeau. Voilà donc comment l’homme acquit l’intelligence qui s’applique aux besoins de la vie. Mais l’art d’administrer les Cités, il ne le posséda pas !
Cet art en effet était chez Zeus. Mais il n’était plus possible alors à Prométhée de pénétrer dans l’acropole qui était l’habitation de Zeus, sans parler des redoutables gardes du corps que possédait Zeus. En revanche, il pénètre subrepticement dans l’atelier qui était commun à Athéna et à Héphaïstos et où tous deux pratiquaient leur art, et, après avoir dérobé l’art de se servir du feu, qui est celui d’Héphaïstos, et le reste des arts, ce qui est le domaine d’Athéna, il en fait présent à l’homme. Et c’est de là que résultent, pour l’espèce humaine, les commodités de la vie, mais, ultérieurement, pour Prométhée, une poursuite, comme on dit, du chef de vol, à l’instigation d’Epiméthée !
Or, puisque l’homme a eu sa part du lot Divin, il fut, en premier lieu le seul des animaux à croire à des Dieux ; il se mettait à élever des autels et des images de Dieux. Ensuite, il eut vite fait d’articuler artistement les sons de la voix et les parties du discours. Les habitations, les vêtements, les chaussures, les couvertures, les aliments tirés de la terre, furent, après cela, ses inventions. Une fois donc qu’ils eurent été équipés de la sorte, les hommes, au début, vivaient dispersés: il n’y avait pas de cités ; ils étaient en conséquence détruits par les bêtes sauvages, du fait que, de toute manière, ils étaient plus faibles qu’elles ; et, si le travail de leurs arts était un secours suffisant pour assurer leur entretien, il ne leur donnait pas le moyen de faire la guerre aux animaux ; car ils ne possédaient pas encore l’art politique, dont l’art de la guerre est une partie. Aussi cherchaient-ils à se grouper, et, en fondant des cités, à assurer leur salut. Mais, quand ils se furent groupés, ils commettaient des injustices les uns à l’égard des autres, précisément faute de posséder l’art d’administrer les cités ; si bien que, se répandant à nouveau de tous côtés, ils étaient anéantis. »

PLATON Protagoras, 320d-322c

Que nous dit ce mythe ? Que l’homme est comme un invité surprise dans la nature. Rien n’est prévu pour lui, ni protection, ni nourriture identifiée, il est sans défense. Si on confronte ce mythe à ce que nous enseigne l’étude actuelle de l’homme en tant qu’espèce biologique, on peut s’intéresser au fait que celle ci confirme le soupçon que l’homme est, finalement, une créature qui à strictement parler ne devrait pas exister, dans la mesure où si on s’en tient à ce qu’elle est physiquement, elle n’est pas viable. L’enfant naît trop tôt, inachevé, trop fragile, il faut attendre trop longtemps pour qu’il soit autonome, et ce même pour ses fonctions vitales. Aussi la technique apparaît elle comme une sorte de béquille qui va tenter de combler tous ses manques naturels, étant entendu que ces manques ne seront jamais tout à fait comblés et que la technique ne procurera que des artifices qui ne seront jamais à la hauteur de ce que produit la nature. C’est chez Aristote qu’on trouve la plus nette des distinctions entre oeuvres humaines et oeuvres de la nature.

“Parmi les êtres, les uns sont par nature, les autres par d’autres causes ; par nature, les animaux et leurs parties, les plantes et les corps simples, comme la terre, le feu, l’air et l’eau ; de ces choses en effet, et des autres de même sorte, on dit qu’elles sont par nature. Or toutes les choses dont nous venons de parler diffèrent manifestement de celles qui n’existent pas par nature ; chaque être naturel en effet a en soi-même un principe de mouvement et de fixité, les uns quant au lieu, les autres quant à l’accroissement, d’autres quant à l’altération. Au contraire un lit, un manteau et tout autre objet de ce genre, en tant que chacun a droit à ce nom, c’est-à-dire dans la mesure où il est un produit de l’art, ne possèdent aucune tendance naturelle au changement, mais seulement en tant qu’ils ont cet accident d’être en pierre ou en bois ou en quelque mixe, et sous ce rapport ; car la nature est un principe de mouvement et de repos pour la chose en laquelle elle réside immédiatement, par essence et non par accident.”

Aristote, Physique, L. II, ch. 1

(NB un lien vers une autre traduction et un autre découpage du même texte : http://www2.unil.ch/erie/TES%20Textes%20Aristote%20Phys%20L%20.pdf)

On retrouve là l’esprit de classification propre à Aristote : il nous propose de considérer le monde en séparant deux types d’objets, selon un critère simple : ceux qui ont en eux leur propre cause, et ceux qui ont une cause qui leur est extérieure. En somme, il s’agit de se demander pourquoi un objet est tel qu’il est. Et ici on ne vas pas se demander à quoi il sert (il sera question de cela plus tard dans notre étude) mais de ce qui cause ce qu’il est. En d’autres termes, si on regarde la croissance d’un arbre, et si on regarde la construction d’un lit, il s’agit de se demander ce qui fait que l’arbre est arbre, et ce qui fait que le lit est un lit. Or il y a d’après Aristote une différence notable entre l’un et l’autre : ce qui cause l’arbre, ce qui le commande en quelque sorte, est en lui même. Il n’y a rien qui, de l’extérieur, vienne le définir, tout ce qu’il est vient de lui. En ce sens on peut dire qu’il est à lui même sa propre cause. Pour dire les choses autrement, et en conformité avec le texte, on peut poser la question autrement : la « construction » d’un arbre, c’est sa croissance du stade de graine jusqu’au plein développement de ses branches. Or cette croissance fait partie de ce que le texte d’Aristote désigne comme un mouvement autonome, autrement dit un mouvement qui vient de l’arbre lui même, qui n’est généré par rien d’autre. L’arbre est donc arbre par nature. A l’opposé, un lit, un manteau, tout objet fait par l’homme n’est tel qu’il est qu’en vertu d’un mouvement qui ne vient pas de lui. Un objet artificiel aura donc, définitivement, cette déficience essentielle de ne pas exister par lui même, d’avoir besoin d’un double intermédiaire : son nom est faux puisqu’on le lui donne mais surtout il n’existe que parce qu’il est constitué de matière qui est, elle même, naturelle et dispose de son propre mouvement. Ainsi le fossé entre objets naturels et objets artificiels est il définitif et total, et pour Aristote rien ne pourra venir le combler.

Cette conception de la nature peut paraître naïve. Pour autant nous n’y sommes pas forcément étrangers aujourd’hui encore. Nous avons spontanément vis à vis des choses qui nous échappent une tendance à penser qu’elles ont en elles une force qui leur est propre, qui nous inspire du respect. Mais ce respect est en fait une manière de laisser ces choses là à distance pour éviter de les contrarier, pour ne pas avoir de problème. Les grecs pensaient qu’en tuant trop habilement une biche on pouvait offenser une déesse et voir sa famille sombrer dans les pires tragédies. Nous nous comportons aujourd’hui comme si nous l’ordinateur pouvait être offensé par une fausse manoeuvre, par l’appui simultané sur plusieurs touches, par un débranchement irrespectueux d’un périphérique. Ce comportement n’est pas réservé aux objets « hautement » techniques : on parle encore fréquemment de la nature comme si elles envoyait aux hommes des punitions sous la forme de catastrophes. Agamemnon est puni parce qu’il a fait quelque chose que la nature devrait faire par elle même, parce qu’il a tenté de rivaliser avec elle. Nous pensons facilement que nous faisons aujourd’hui de même : nous modifions des choses que seule la nature est censée modifier. Aussi ne s’étonne t-on pas que, par exemple, quand on modifie des espèces, des matériaux, la composition intime de la matière, le climat même, on soit puni en retour, parce qu’on aurait bravé des interdits.

Ce qui est justement étonnant, c’est qu’on en soit arrivé là, parce qu’après tout, étant donné le respect que la civilisation grecque a envers la nature, on peut se demander comment nous sommes parvenus à mettre en oeuvre des techniques nous permettant d’acquérir un tel pouvoir.

Images tirées du film de Godfrey Reggio – Koyaanisqatsi – 1978

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2 Comments

  1. « …elle apporta un flacon d’albâtre plein de parfum et se tint derrière Jésus, à ses pieds. Elle pleurait et se mit à mouiller de ses larmes les pieds de Jésus ; puis elle les essuya avec ses cheveux, les embrassa et répandit le parfum sur eux. […] C’est pourquoi je te le déclare (dit Jésus à Simon) : le grand amour qu’elle a manifesté prouve que ses nombreux péchés ont été pardonnés. Mais celui à qui l’on a peu pardonné ne manifeste que peu d’amour. » — Luc, 7.39 et 47. « …Jésus dit : Laissez-là tranquille. Ce qu’elle a accompli pour moi est beau. […] Elle a fait ce qu’elle a pu […] et l’on se souviendra d’elle. » — Marc 14. 6 et 9.
    Dans Esthétique, Hegel écrit sur Marie-Madeleine : « Il lui a été beaucoup pardonné parce qu’elle a beaucoup aimé. On lui pardonne, à cause de son amour et de sa beauté. Et, ce qu’il y a de vraiment touchant, c’est qu’elle se fait scrupule de son amour, et verse des larmes de douleur dans la beauté pleine de sentiment de son cœur naïf et tendre. Son erreur n’est pas d’avoir beaucoup aimé, mais c’est chez elle une erreur bien plus belle et touchante de se croire une pécheresse. Car sa beauté même donne à comprendre que son amour n’a été qu’une affection noble et profonde. »
    D’où il suit cette description du monde contemporain :
    Le Meilleur Ordinaire — L’ordinaire, je croyais que c’était le calme plat. Pourtant, c’est dans ce décor ordinaire que j’ai saisi ce que voulait dire Hegel, lorsqu’il parle du Beau et renvoie à ce que la sœur de Lazare, « la femme de mauvaise réputation », a fait de Beau pour le Christ. — En première classe, lors de ce voyage-ci, je fus saisi par le propos d’un couple angevin. C’était l’histoire secrète et ordinaire d’une double trahison conjugale et l’histoire des lèvres qui en glosent. Le couple avait la cinquantaine. L’homme était rond, grisonnant, dégarni. Sa femme portait une petite émeraude, un tailleur pieds-de-poule jaune avec des chaussures marron aux semelles plastique. Madame l’avait trompé deux années durant avec un nantais, rencontré sur le minitel. Et monsieur avait déclaré, il y a peu, sa relation avec une certaine Marie-Christine. Mais le mari tenait encore son épouse. — Le wagon, silencieux, contenait leur incartade respective, puisque la paire se confiait des choses jamais encore confiées. Sur leur gauche, une vieille dame ; et à deux siéges de là, j’écoutais l’oreille parabolique. — Il lui expliquait que sa liaison était d’un autre « registre » que le sien, et demandait qu’elle se défasse de son désarroi. Nul esclandre. Ils unirent leurs mains par deux fois, et s’embrassèrent aussi. Elle abandonnait sa tête, il la logeait tendrement. C’est l’évidence de leur amour ordinaire qui me fit discerner le propos de Hegel concernant Marie-Madeleine et le Christ ; l’Ambiguïté du Beau, la sacralité du Beau en équilibre entre innocence et « souillure ». C’est l’intensité éphémère d’un amour ordinaire qui vient se fracasser contre la mystique de l’amour extraordinaire. Nous n’aimons qu’avec des sens restreints, c’est-à-dire avec simplicité et ambiguïté ; elle l’aimait encore et pour toujours ; voici qui était accomplissement du Beau.

    Cher J-C Harry, je voulais simplement vous laisser lire ce commentaire sans italique avant de vous retrouver. Bien à vous. David Ulmann.

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