Si vous êtes en train de lire cette introduction, c’est sans doute sur un écran, qui est lui même relié à une unité centrale, elle même connectée sur le réseau du net. Votre main droite est posée sur le périphérique vous permettant de naviguer dans ce domaine que l’on dit « virtuel », allant de page en page, d’un doigt vous déclenchez des rafales électriques dans la machines, vous déplacez des paquets d’octets de processeurs en processeurs, qui commandent le bombardement de votre écran par des tempêtes de photons qui, bien contrôlés par le tube cathodique (si votre écran est déjà vieux, et fonctionne donc sur cette technologie déjà dépassée) viennent produire sur la surface vitrée ce texte.
Peut être lisez vous cette introduction à travers des lunettes, ou des lentilles qui sont parfaitement adaptées à votre vue. Peut être la comprenez vous grâce à ces prothèses de la mémoire que sont les dictionnaires, les sites encyclopédiques. Peut être lisez vous cela la veille d’un examen important, et que pour supporter la dose d’informations que vous êtes obligés d’ingurgiter sur le tard, des flots de Guronsan ou de substance comparable optimisent votre état d’éveil et la capacité de vos neurones à ne pas sombrer dans votre navigation et votre apprentissage massif.
En somme, lire ce texte réclame déjà un déploiement de force sidérant, et on aurait sans doute du mal à faire la liste complète des gestes techniques permettant l’affichage de ce texte sur votre écran. Évidemment on pourrait soupçonner que j’aie pris cet exemple à dessein, et qu’on ne puisse en conclure que tout, dans notre existence, soit aussi complexe.
Quittez l’écran des yeux un instant, regardez autour de vous. Que ce soit une chambre, un bureau, une bibliothèque, un cybercafé essayez de trouver quelque chose de « simple », quelque chose qui n’aurait fait l’objet d’aucune modification humaine… il y a des chances qu’en fait vous ne trouviez rien. Vous êtes sans doute sur un sol synthétique, mais même si vous avez la chance d’être sur du parquet, ce bois a subi de multiples transformations au delà de sa simple découpe. Il est traité contre les parasites, vitrifié pour faciliter son entretien. Il y a éventuellement des plantes dans votre environnement immédiat, mais elles sont sans doute dopées par des engrais divers, pour qu’elles puissent supporter leur vie en pot, qui n’est pas exactement leur manière naturelle de vivre. Votre chien vient vers vous, et vous avez bien l’impression que lui, au moins, échappe à cette artificialisation de votre univers proche; et pourtant, au delà des actes d’entretien tels que la vaccination, le toilettage, le dressage, la nature même de cet animal est artificielle : le chien n’est pas une espèce naturelle, c’est un loup dévié par l’homme. Et plus votre chien est de race « pure » plus il a été en fait manipulé, selectionné, plus on a volontairement et artificiellement trié ses ascendants pour produire ce résultat là, et pas un autre, à tel point que, tout biologique qu’il soit, on ne puisse pas vraiment dire que votre chien soit plus naturel qu’un robot d’inspiration canine tel que les propose la firme Sony.
Revenez sur l’écran, cherchez y votre reflet. Échappez vous à cette invasion technique ? Vos cheveux n’ont ils subi aucune taille, aucune modification ? Dans vos veines, quelle quantité de substances vous aident à mieux vivre ? N’êtes vous pas vacciné ? Vos dents n’ont elles pas été, à un moment ou à un autre, rectifiées ? Les vêtement que vous portez ne sont il pas à tel point synthétiques que vous auriez du mal à dire, exactement, comment il est possible de transformer à ce point du pétrole pour qu’il devienne votre chemise, vos tennis, votre montre, votre téléphone portable, votre ordinateur lui même ? Et si on vous passait aux rayons X, ne découvrirait-on pas un coeur artificiel, des vis, des plaques maintenant des os fracturés, des amygdales, des dents de sagesse absentes ?
Face à ce constat de vaste invasion technique de nos vies, on peut avoir deux types de réaction. Soit on est fasciné par la puissance humaine et on attend avec impatience ses prochains développements et le déploiement plus vaste encore de son pouvoir, soit on développe cette attitude de plus en plus courante face à la technique, qui consiste à craindre d’en être comme déracinés, un peu comme si l’humanité avait exploré son univers de manière trop poussée, avait été attirée par les sirènes du progrès et en avait oublié ses origines. L’impression d’être largué, de ne plus maîtriser le monde est au coeur du paradoxe technique. En effet, essentiellement la technique est caractérisée par la notion de maîtrise : on n’a de technique que quand on effectue une certaine séquence d’actes en sachant pourquoi on l’effectue et dans quels objectifs. On peut donc être étonné de voir la technique associée à une impression de perte de contrôle.
Mais plus largement, si la question de la technique, tout en ayant traversé l’ensemble de l’histoire de l’humanité, résonne aujourd’hui comme un glas, c’est bien parce que c’est la relation même que l’homme entretient avec la nature qui est touchée, et de manière essentielle; l’homme se découvre faisant partie de la nature, qu’il le veuille ou non, dépendant de celle ci, tout en étant défini comme son maître. Or il apparaît de plus en plus que ce pouvoir s’exerce par la force et prend peu soin de ce qu’il est censé gérer.
Aussi, finalement, derrière la technique, c’est un problème plus vaste qui se pose, qui est celui de la place que peut revendiquer l’homme dans la nature. Est il au sein de celle ci ? Lui est il adjoint, ou est ce elle qui est le stock de matériaux visant à permettre à l’homme d’exister pleinement ? La technique est elle pour l’homme une nature, et si tel est le cas, quel est le sens de la présence dans le monde de cette créature particulière qui ne peut se contenter ni de ce qu’elle a, ni de ce qu’elle est ? Voila les questions qu’il va nous falloir développer.
Revenez à votre écran, à votre main posée sur la souris, à votre métabolisme en éveil face à cet écran. Posez vous cette simple question : étiez vous faits pour cela ? Pourrait on imaginer que votre oeil existe avec comme but ultime de lire du texte sur un écran ? Pourrait on imaginer que ce que vous êtes devenu ait un sens pour la nature elle même ? Pourrait on supposer que la nature elle même était faite pour devenir votre table, votre moquette, vos vêtements, votre nourriture ? On avait dit en introduction qu’une manière assez efficace d’entrer dans la démarche philosophique était de regarder le monde des hommes et de se demander « Qu’est ce qu’ils fabriquent ? » C’est le moment où jamais d’effectuer ce petit exercice : regardez les hommes en pleine activité technique, regardez vous en train d’utiliser sans même vous en rendre pleinement compte, la technique; et demandez vous « Qu’est ce qu’on fabrique ? » C’est là la question centrale qui est tapie derrière ce qui constitue l’activité centrale de l’homme.
Image tirée du film de Godfrey Reggio – Koyaanisqatsi – 1978
Vraiment génial.