Lieu : Théâtre de la Commune d’Aubervilliers
2 rue Edouard Poisson
93304 Aubervilliers
pour s’y rendre : http://www.theatredelacommune.com/index.php/acces
Tarif : 11€ pour les lycéens/étudiants – 22 € pour la plupart des autres.
Dates : jusqu’au 24 Octobre
Là où je travaille, rares sont les séances avec les élèves qui ne se connectent pas, à un moment ou à un autre sur la question religieuse, que je laisse cette connexion s’installer, ou que je la reporte à plus tard, selon la nécessité du moment et l’énergie dont je dispose pour maintenir les conditions d’un débat apaisé. Sans doute y a t-il là un effet géographique, mais c’est alors un effet de révélation : le lien des questions philosophiques avec cette dimension religieuse est quasi permanent; simplement, par endroits, on l’oublie, pour deux raisons : soit le « public » en est éloigné, et on traite des questions en dehors de cette dimension, soit les élèves y sont particulièrement sensibles et on évite de s’approcher excessivement de ce territoire, autant pour gagner du temps que pour faire cours de manière artificiellement sereine, pratiquant la philosophie comme une sorte de divertissement, si on prend ce mot au sens que lui donnait Pascal. Mais on rate alors une expérience intéressante : pouvoir, parfois, aborder cette question en compagnie de pratiquants, dans le dialogue, l’ouverture, et la quête commune. Et éveiller à la philosophie, tout simplement.
S’il est des milieux où on peut sans doute laisser de côté la question religieuse, parce qu’on y est simplement passé à autre chose (mais on peut se demander s’il ne serait pas nécessaire, ici, de poser de nouveau une question qui a souvent été laissée de côté a priori, sans autre raison que celle qui consiste justement à affirmer d’emblée que ce n’est plus une question), il en est d’autres où la vie quotidienne est encore rythmées par les textes reconnus comme sacrés, et où beaucoup de questions philosophiques sont posées en classe à des élèves qui connaissent, dans leur géographie spirituelle, des sources auxquelles ils ont l’habitude d’aller puiser des réponses. Bien entendu, ils sont vite confrontés au fait que le professeur, lui, ne va pas reconnaître ces sources, ne serait ce que pour la simple raison que sa fonction le lui interdit dans la mesure où s’il y a bien un prérequis du cours de philosophie, c’est l’accord sur le principe selon lequel, justement, on ne reconnaîtra comme s’approchant de la vérité que les discours sur lesquels on puisse se mettre d’accord. Or, sur le terrain religieux, de fait, il n’y a pas d’accord possible, sauf à imaginer qu’on n’échange qu’avec ceux qui partagent la même foi; mais d’une part, on le sait bien, on n’est jamais pleinement dans cette situation, à moins de se couper des autres, ce qui ne caractérise plus la religion, mais bel et bien la secte (sectare, en latin, désigne l’acte de séparer, à l’inverse de la religion, dont l’une des étymologies fait référence au lien tissé entre un dieu et les hommes, et entre les hommes eux mêmes (je dis l’une des étymologies, car, en fait, si celle ci est très répandue, elle demeure pourtant contestée, on y reviendra dans un autre article)), et d’autre part, au sein d’une même foi, les interprétations divergent et on doit rapidement, comme en philosophie, faire usage de la raison.
Ainsi, la diversité des cultures coexistant dans les sociétés contemporaines, et plus particulièrement dans nos quartiers désignés comme devant être prioritairement éduqués, rend d’autant plus nécessaire la philosophie qu’elle n’est pas la première source à laquelle beaucoup vont s’abreuver quand il s’agit de faire sienne la vérité et que la confrontation de ces sources donne lieu à une compétition de véracité qui ne pourrait trouver de vainqueur qu’au prix de l’écrasement des concurrents, ce que la situation de cours interdit, et ce que le monde ne reconnait jamais universellement.
Alors, c’est autrement qu’il faut penser la confrontation des différentes orientations que peut prendre la foi.
Or, la question, forcément, n’est pas nouvelle. Et même si des problématiques identitaires peuvent ponctuellement rendre les rapports entre les différentes positions métaphysiques épineux, on doit reconnaître qu’ils paraissent en fait aujourd’hui malgré tout apaisés dès lors qu’on regarde loin en arrière dans les liaisons dangereuses qui ont jadis opposé les trois grandes religions et les courants internes qui les agitent. Ainsi, au dix-huitième siècle, Gotthold Ephraim Lessing s’attaqua frontalement à la question en écrivant Nathan le sage, une pièce de théâtre dont cette confrontation constitue le motif central.
A regarder les différents axes autour desquels tourne notre monde, il est possible de penser qu’un des points d’équilibre de ce mobile aux mouvements parfois violents se trouve à Jérusalem. Quelle que soit la manière dont on imagine cet équilibre, nombreux sont ceux qui pensent qu’en définitive, à moins que l’économie soit devenue, pour de bon, la seule expression spirituelle en laquelle l’humanité puisse se reconnaître, c’est le statut nécessairement unique de cette multi-capitale qui peut fournir à l’humanité une voie vers l’apaisement, à la mesure du risque de guerre qu’elle génère aujourd’hui. Cette conviction n’est pas nouvelle : on n’attendit pas l’établissement problématique de l’état d’Israel pour placer là, précisément, le noeud des tensions métaphysiques des hommes, parce que pour opposées qu’elles soient, ces trois religions n’en demeurent pas moins soeurs. On le sait, c’est au sein des familles que les distances, bien que parfois réduites, forment aussi de douloureuses blessures.
Lessing va mettre en scène cette tension, à travers, donc, une intrigue se déroulant dans la Jérusalem de la troisième croisade, celle du douzième siècle, alors que l’Occident concevait encore son centre de gravité au sein de la ville sainte déjà déchirée. Le récit met en relation des hommes fidèles à des fois différentes, mais se devant mutuellement la vie. Très vite, la foi en l’homme va venir troubler les nécessaires oppositions entre ceux qui croient en des conceptions différentes d’un même dieu.
Au centre de cette pièce, un mythe célèbre, la parabole des trois anneaux, qui propose l’image exacte de la manière dont les religions sont en même temps liées et opposées, sans que rien ne puisse venir, d’en haut, les départager : un homme, lui-même héritier d’un anneau qui a le pouvoir d’attirer sur celui qui le porte l’amour des hommes et de Dieu, doit à son tour le transmettre à son fils préféré, mais ne parvient pas à décider, de ses trois fils, lequel il désignera comme le succédant dans la chaine de la transmission. Pour ne pas avoir à choisir, pour ne pas être injuste, et pour multiplier l’amour au lieu de le diviser, il fait faire par un orfèvre deux anneaux supplémentaires, copies si exactes que lui même ne sait plus lequel est l’original, ce qui lui permet de remettre à chacun de ses fils le pouvoir d’être aimé de tous. Bien sûr, le beau projet de concorde concocté par le père va sombrer dès l’instant où le père mourra, et que chaque fils revendiquera pour lui seul l’héritage du précieux, et unique, anneau. S’en remettant à un juge pour décider lequel possédait l’anneau original, il fut décidé d’attendre que son effet soit visible : son propriétaire devait être celui des trois frères qui serait le plus aimé des hommes. Ainsi firent ils tous trois en sorte d’être aimés de tous. Ainsi, à partir d’une querelle égocentrique, la parabole des trois anneaux conclut à une contagion vertueuse et à une invitation à générer l’amour, non pas par le charme d’un anneau, mais par l’attitude qu’on aura adoptée face aux hommes. La véracité du discours religieux aurait alors son fondement au sein de ce que les hommes vivent entre eux, et non dans une élection dont l’heureux gagnant serait d’autant plus suspect de la simuler qu’il en tire, il faut bien l’avouer, un avantage non négligeable. Ainsi, si la source de la religion pensée demeure nécessairement transcendante, le fondement de la religion vécue deviendrait paradoxalement, mais tout aussi nécessairement, immanent.
Cette pièce de Lessing, il est possible, pour quelques jours encore, d’y assister, puisque le théâtre de la Commune d’Aubervilliers la programme jusqu’au 24 Octobre. Mise en scène, dans une version un peu raccourcie, par Laurent Hatat, la pièce gagne un déracinement temporel (nous ne sommes plus au douzième siècle, ni au dix-huitième, les costumes sont contemporains, les décors sont principalement constitués de signes atemporels) qui propulse ce récit dans une uchronie universelle. Le texte, qui a perdu ses points d’accroche avec les polémiques contemporaines de l’auteur (la pièce fut écrite en 1779) et les débats qu’a pu connaître le siècle des lumières sur l’universalité spirituelle et la théologie, trouve là une dimension qui, si elle n’est pas pleine, résonne néanmoins de manière particulièrement étonnante avec notre époque.
En supplément de l’extrait que le théâtre de la Commune d’Aubervilliers a mis en ligne, visible ci-dessus, il est intéressant, si on veut aller à l’essentiel plus rapidement que je ne l’ai moi-même fait ci-dessus, de jeter un coup d’oeil sur la présentation de cette pièce par le théâtre du Nord, à Lille, qui l’avait lui aussi mise à son programme. On saisit bien, à la lumière de cette présentation, l’importance que peuvent avoir ces méditations qui nous précèdent pourtant de plusieurs siècles, et plongent elles mêmes leurs racines plus profondément encore dans cette mémoire qui, bien qu’extrêmement lointaine et obscure, n’en finit pas de provoquer dans notre actualité les échos de ses propres soubresauts. Or, on le verra, ce qui pourrait apparaître comme un choc de civilisations est aussi la condition de réalisation de leur dialogue. Et il est peut être important de se confronter à des oeuvres qui nous rappellent que sur ce terrain, tout espoir n’est peut-être pas perdu.
Et pour compléter tout en dépassant et de loin le terrain classique sur lequel on a placé cette invitation à rencontrer Lessing, et afin de tisser un lien avec l’article précédent, qui faisait référence et citait Peter Sloterdijk, je vais ici encore utiliser ses mots. En effet, en 2007, il publiait un ouvrage consacré à ce dialogue entre les religions, sous le titre, en français, La Folie de Dieu. Si le titre pouvait laisser craindre un ouvrage de plus qui dresserait à l’avance un tableau forcément apocalyptique de ce vingt-et-unième siècle qu’on nous a annoncé, de manière incertaine et ambiguë comme « spirituel », à la lecture de l’ouvrage, on découvre au contraire une pensée qui tente de cerner ce qui, dans l’histoire des religions, permet de leur prédire un autre destin. Or, le chapitre 7 porte précisément sur la parabole de l’anneau, et donc sur Lessing. Bien sûr, autant pour un français cela semble relever du hasard des références, autant pour un allemand, qui a forcément rencontré cette parabole tout au long de sa scolarité, cela relève tout simplement de l’évidence (un signe de plus que la culture européenne est loin d’être construite, quand des racines culturelles aussi fortes ne sont pas partagées par des voisins aussi proches que le couple franco-allemand). Le chapitre en question s’intitule Les paraboles de l’anneau.
« Le programme d’une domestication des monothéismes à partir de l’esprit de la bonne société ne s’exprime nulle part avec plus de suggestivité que dans la parabole de l’anneau, dans le poème dramatique de Lessing Nathan le Sage, de 1779. (…) Ce qui frappe, depuis notre perspective actuelle, dans cette parabole que l’on célèbre à bon droit comme le « sermon sur la montagne » des Lumières, c’est sa postmodernité achevée. elle unit le pluralisme primaire, l’exploitation positive de la simulation, la suspension pratique de la question de la vérité, le scepticisme civilisateur, le passage entre les motifs et les effets, et la priorité de l’approbation externe sur les prétentions internes. Même le lecteur le plus blasé ne peut s’empêcher d’admirer l’intelligence de la solution de Lessing : en repoussant l’ultime jugement jusqu’à la fin des temps, elle incite les candidats à la vérité à ne pas se montrer trop sûrs de leur élection. Le scepticisme empreint de piété prend ainsi les religions au sérieux en leur adressant un signal afin qu’elles ne se prennent pas trop au sérieux non plus.
(…)L’histoire des deux anneaux dupliqués à partir de l’original ne nous apprend pas seulement que le merveilleux sort d’un atelier ; elle donne aussi à comprendre, sans prendre beaucoup de gants, que la question de l’authenticité est sans importance à côté de l’intérêt porté aux effets. Seuls des fétichistes incorrigibles s’intéressent encore aux originaux et aux certificats d’origine. Dans le monde de l’actualité, en revanche, seuls les effets ont une importance.
(…)Quand on admet la possibilité d’acquérir des connaissances essentiellement nouvelles, on reconnaît une chose que l’ancienne métaphysique religieuse n’aurait pu concéder à aucun prix : le fait que la vérité elle-même connaît une évolution et qu’il faut voir dans la succession des connaissances plus qu’une simple série fortuite. Il est dans la nature de la vérité elle-même de ne pouvoir être d’emblée totalement dévoilée, mais de se révéler de manière consécutive, par fragments, comme le résultat cumulatif des résultats de recherches à durée indéterminée. L’indétermination de la durée de la recherche constitue le fond ontologique de l’histoire.
De cette réflexion découle une nouvelle définition du sens des religions de la révélation : les textes saints de ce type ne peuvent être légitimés que comme des interruptions catastrophiques ou des accélérations extrêmes de l’histoire humaine de la recherche. Dans la mesure où ils se réfèrent à une intervention divine dans les explorations des êtres humains, chacun d’entre eux reste un organe de la sainte impatience. Ils expriment le fait que la vérité est trop importante pour que l’on puisse attendre la fin de la recherche. Aussi vénérables que puissent paraître ces religions dans notre perspective actuelle, elles sont toutes par nature arrivées prématurément et ont apporté à la foi ce que la connaissance, en leur temps, n’était pas encore en mesure de produire par ses propres moyens.
Le concept de « révélation » lui-même fait apparaître cette prématurité dans la mesure où il recèle un propos sur le niveau d’intellectualité humaine : celle-ci doit présenter un degré de développement suffisamment élevé pour pouvoir être interpellée par une révélation de style monothéiste, mais se trouver dans un état suffisamment non développé pour avoir besoin d’une aide depuis le haut. De fait, toute révélation serait superflue si elle ne transmettait pas quelque chose que l’esprit humain, dans le statu quo, ne puisse encore exploiter par ses propres moyens. C’est dans ce pas-encore qu’est contenue toute la signification des religions de la révélation. Ce qu’elles ont en commun, c’est la détermination quasi-putschiste à sortir de l’ouverture de la vie encore à l’état d’expérimentation avant de devancer la fin de tous les procès et de toutes les erreurs de jugement. De par leur position dans le processus mondial, les religions monothéistes historiques doivent être comprises comme des interpellations pétrifiées au coeur du vécu, interpellations où coïncident expérimentation et apocalypse. Elles tirent leur autorité de la détermination avec laquelle elles affirment parler depuis la vraie fin. Elles incarnent la tentative d’anticiper, au coeur de l’expérimentation mondiale, le résultat de tout ce que pourra atteindre un jour la vie qui apprend – du moins sous l’angle moral et eschatologique. C’est avec ce risque que commence et s’arrête son existence, c’est sur lui seul que repose sa légitimité.
(…) Le nouvel intérêt pour les grandes religions s’explique avant tout par le fait qu’après l’autodémenti de la politique communiste et socialiste de l’humanité, on ne dispose pour l’instant que des codes religieux traditionnels lorsqu’on cherche des formes plus englobantes de la conscience du « nous » collectif – au moins tant que nous ne disposons pas de formulations convaincantes du point de vue transculturel, d’une théorie universelle de la civilisation.
Retenons ceci : le jury qui statue sur les succès des religions zélatrices est forcé, au cours de son travail, de comprendre à quel point l’on a manqué de critères pour évaluer les universalismes exclusifs, que leur code soit religieux ou profane. Ainsi vient à l’ordre du jour un programme d’explicitation qui, outre la philosophie, la théologie et la science de la religion, engage avant tout la théorie culturelle. S’il est exact qu’au stade actuel de la civilisation, les hommes sont plongés dans la perplexité lorsqu’il s’agit de prononcer des jugements-provisoires-définitifs sur des résultats provisoires-définitifs de l’apprentissage historique, y compris ces shortcuts dans l’éternité qui prennent la forme des religions de la révélation, on devrait au moins faciliter leur mission par des aides au jugement correspondant à l’état actuel du savoir-faire. »
Peter Sloterdijk – La Folie de Dieu; P.145 sq
Je ne livre là que quelques extraits. Ils ont pour but de provoquer la soif d’en lire davantage car s’attaquer ainsi à la prétention à la vérité monovalente qui caractérise tous les grands systèmes de pensée en général, et les religions monothéistes en particulier, c’est finalement se trouver au coeur des problèmes qui agitent notre temps, et au coeur de ce qui peut aussi constituer une ouverture nouvelle. J’ai sauté, pour raccourcir dans la mesure du possible les évolutions que Sloterdijk fait subir à la parabole des trois anneaux, particulièrement quand il émet l’hypothèse d’un quatrième anneau, fondu à partir des trois autres. Cela explique que le titre du chapitre soit au pluriel, cela explique aussi que la lecture du chapitre entier soit nécessaire, ainsi que du livre qui lui donne sens.