Après une longue pause rédactionnelle, le blog reprend pour accueillir de nouvelles classes. Le contenu sera cette année varié puisqu’il sera destiné aussi bien à des élèves de terminale littéraire qu’à des candidats aux baccalauréats techniques. Cette diversité est la bienvenue : si les programmes diffèrent, les exigences sont les mêmes et la pensée doit pouvoir être partagée par tous, dès lors que justement, ils se donnent la peine de faire en sorte qu’elle soit partageable. C’est bien sûr avant tout le travail du professeur, de rendre accessible à tous cette culture et ces méthodes, mais le blog n’est qu’un support, qu’un moyen technique et en cela il est aussi un piège, aussi bien pour mes élèves que pour les visiteurs anonymes. La méfiance, cette année comme les précédentes s’impose : la philosophie n’est pas un ensemble de connaissances, mais une pratique, un acte. De la même manière que vous ne pouvez pas faire de sport sur le blog d’un professeur d’éducation physique, vous ne pouvez pas tout à fait philosopher en consultant le site d’un professeur de philosophie. Il faut, au delà de la lecture, prendre le temps de penser par soi-même, de faire “jouer” les concepts en vous, de pratique ce qu’en d’autres temps on appelait la méditation, mot précieux puisque son origine lointaine (latine en l’occurrence : meditari) signifiait “exercice”. Aucun professeur de sport ne peut échauffer et développer vos muscles, votre souplesse, la précision de vos gestes à votre place. Aucun professeur de philosophie ne pourrait accomplir de miracle équivalent sur votre pensée. Celle ci est un acte, et un des objectifs de l’année consistera précisément à faire de votre pensée un acte maîtrisé, précis, efficace, orienté.
Pour autant, on ne pense pas seul, et c’est sur ce partage de la pensée que s’appuie le cours : il y a des manières de penser qui permettent la compréhension, le dialogue, et qui rendent aussi possible de mettre la pensée à l’épreuve, pour la fortifier. Rencontrer la pensée d’autrui est précisément le meilleur moyen de ne pas penser stérilement et aveuglément. C’est pourquoi vous aurez cette année un professeur (qui n’est pas qu’un simple distributeur de sujets, sinon des annales suffiraient (ce qui sous entend que les annales ne peuvent pas suffire)), et c’est pourquoi , aussi, ce professeur vous encouragera à lire.C’est d’ailleurs là une des grandes questions posées en début d’année : élève de terminale découvrant la philosophie, et ayant éventuellement, dans cette discipline un coefficient suffisamment important pour que cela puisse susciter quelques appréhensions, que puis je lire pour m’accompagner dans mon apprentissage ?Il y a plusieurs manières d’aborder cette question, selon qu’on vise le court terme (le baccalauréat) ou le long terme (une pratique de la philosophie plus approfondie et plus pérenne). Dans le premier cas, il va s’agir de se doter de quelques munitions propres à garantir une sorte de culture généraliste apte à aborder avec efficacité les divers terrains de bataille que sont les sujets d’examen. De l’autre, on pourra aller vers les auteurs eux mêmes, les rencontrer, frayer en leur compagnie, les méditer, les découvrir davantage et avancer peu à peu dans sa propre pensée en traçant soi même un itinéraire qui deviendra de plus en plus spécifique. Dans le premier cas, ce sont les manuels qui vous dirigeront, et après tout, pour débuter, de tels guides ne sont pas inutiles. De la même manière que, si on veut découvrir un nouveau style musical, il est assez pertinent de se procurer quelques disques compilant des extraits de divers artistes, on peut concevoir un itinéraire de découverte en lisant des extraits d’oeuvres, parfois courts. C’est d’ailleurs ce qui aura fréquemment lieu en cours, puisque la réflexion croisera fréquemment des arguments extraits d’œuvres dont nous n’aurons matériellement pas le temps de faire une lecture intégrale. Le manuel est ainsi un équivalent de la compilation musicale, et il permet de découvrir les “hits” de l’histoire de la philosophie, les textes vedettes qui sont passés à la postérité et auxquels la culture de l’honnête homme du vingt et unième siècle fait volontiers référence. Mais, si on peut croire connaître Radiohead parce qu’on a entendu une fois ou deux Creep, ou si on peut se croire “connaisseur” en rap en ayant “écouté” quelques titres de Diams, on sent bien que cette culture demeure un peu superficielle, et qu’un véritable connaisseur va aller plus loin. Tout d’abord, il ne va pas se contenter de “singles” isolés, et il va aller vers les albums. Ensuite, il va rebondir de référence en référence : il va éplucher systématiquement les notes sur les livrets des CD, noter que tel titre utilise un sample de tel autre disque, il va se procurer cet autre disque, qui lui même va l’orienter vers de nouvelles découvertes. Ainsi le véritable amateur (autrement dit celui qui peut affirmer sans mentir qu’il aime) de musique devient-il vite un véritable historien, ce qui lui évite de prendre pour nouveau ce qui n’est qu’une réédition opportuniste de choses déjà faites, déjà dites, vaguement imitées ou mises au “goût” du jour, qui ne fait que profiter de l’inculture du public pour se présenter comme créative. La musique est une œuvre de l’esprit, on le reconnaît sans peine. On peut supposer que nos idées soient, elles aussi, l’œuvre de l’esprit (du moins peut on le souhaiter !). Philosopher consiste précisément à s’intéresser aux idées, à étudier comment on pense, comment on produit de la pensée (au sens où on produit des disques, ou des films (ou, plus précisément, au sens où on les réalise (et on verra que la nuance est importante): nous allons nous intéresser à la manière dont la pensée se réalise)).
Alors, que lire ? Si on en croit ce que je viens d’écrire, il faut éviter toute lecture qui se présenterait come définitive, tout livre qui tenterait de séduire le lecteur en lui disant “lisez ceci, et vous n’aurez pas besoin de lire d’autres livres”. Nous sommes en phase de découverte d’un domaine qui est lui même sans limites connues. Il est donc un peu tôt pour aller vers des lectures qui se présenteraient comme définitives. la sagesse de celui qui apprend commence avec l’acceptation du simple fait qe pour le moment on ignore, et que cette ignorance va durer encore longtemps (rassurons nous, on verra que l’ignorance est une compagne de route fidèle, sur laquelle on peut compter, pour peu qu’on l’ait adoptée, et qu’on la maîtrise).Pour peu qu’on respecte cette précaution, on peut tout lire. J’indiquerai cependant quatre grandes directions de lecture :1 – les recueils de textes extraits des oeuvres de philosophes. Ils permettent de se familiariser avec les “tubes” philosophiques auxquels je faisais référence plus haut, de découvrir les incontournables. Il en existe des centaines. Je conseille d’éviter ceux qui se présentent avec une fonction thérapeutique (dans le style “Les 365 textes qui vous rendront serein”), parce que si la philosophie fut conçue par certains auteurs comme un soin, ou un remède (on trouve cette idée chez Nietzsche par exemple), ce ne fut justement pas dans cette optique réconfortante. Je conseille aussi déviter les recueils qui ne citent pas leurs sources, puisque l’objectif est précisément d’ouvrir des perspectives vers les oeuvres elles-mêmes.
Un recueil de textes me semble particulièrement indiqué pour débuter, car il propose de larges extraits des oeuvres, parfois même de courts textes dans leur intégralité : Lire les philosophes dirigé par G. Chomienne, édité chez Hachette. Il vous en coûtera 25€, mais en échange, vous disposerez en un seul volume d’une petite bibliothèque de survie et vous aurez déjà un “lieu” de rencontre susceptible de vous proposer des expériences de pensée importantes.2 – Les œuvres des philosophes.On s’en fait une montagne (et certaines en sont effectivement), mais dites vous que les livres écrits par les philosophes demeurent des ouvrages écrits par des être humains à destination d’autres êtres humains, et ce par dessus la barrière du temps; il y a donc toujours espoir de comprendre ce qui est écrit, pour peu qu’on s’y penche. Mais surtout, tout auteur n’est pas incompréhensible et certaines œuvres sont tout à fait accessibles. Les dialogues platoniciens articulés autour de la mort de Socrate sont par exemple accessibles, “L’existentialisme est un humanisme” de Sartre, est par définition un texte destiné à un public non spécialiste, “la raison dans l’histoire” est un livre écrit sur la base des prises de notes des étudiants de Hegel, et font preuve d’un souci pédagogique qui rassurera le lecteur novice. On trouvera donc un grand nombre de textes accessibles et (bonne nouvelle pour certains) parfois étonnamment courts.
Mais il ne faut pas hésiter à ouvrir des livres inaccessibles, parce qu’au delà de la compréhension parfois difficile (voire impossible), leur lecture est une expérience forte, équivalente à celle d’un chercheur découvrant une écriture inconnue. La pensée a besoin d’air, de dépaysement, et se confronter à des textes incompréhensibles permet de lui apporter l’oxygène qui lui sert de carburant. Pour donner une image, si vous voyez un jour le film C.R.A.Z.Y. (réalisé par Jean-Marc Vallée en 2006), vous serez confronté à une expérience étrange puisque le film est tourné en québécois, variation assez dépaysante sur la base de notre “bon vieux” français. On “sent” qu’on est proche d’une certaine compréhension des dialogues, tout en passant à côté de certaines répliques, faute de les comprendre. Puis peu à peu on s’habitue à ce vocabulaire exotique, on saisit du sens grâce au contexte, aux répétitions et on s’intègre à ce paysage étranger. Il en va de même pour la lecture des philosophes : ils font un usage spécifique du vocabulaire auquel il faut s’habituer. Cela réclame du temps, aussi ne faut il pas hésiter à poursuivre la lecture, sans forcément tout comprendre, peu à peu le paysage va s’éclaircir, le brouillard va se lever et le sens se révélera. Ce sont des textes riches, il ne faut donc pas craindre de ne comprendre parfois que des années plus tard ce que l’auteur espérait transmettre.3 – Tout le reste de ce qui peut se lire, et qui n’est pas officiellement d’ordre philosophique. Les romans tout d’abord, qui sont souvent porteurs d’un certain agencement d’idées (ne serait ce que parce qu’ils sont un parti pris esthétique), et qui ont parfois été écrit par des philosophes en personne (et les élèves de terminale littéraire auront la joie de rencontrer Diderot sous sa forme romanesque cette année). Cette teneur philosophique peut d’ailleurs être suffisamment présente pour rendre la lecture embarrassante (chez Dantec par exemple) ou vertigineuse (chez pas mal d’auteurs américains actuels). La lecture permet surtout la confrontation au réel mis à distance, il permet dès lors l’étonnement et l’élévation. Il met aussi en évidence, il fait apparaître ce que jusque là personne n’avait soupçonné. La réflexion philosophique trouve là un point de départ précieux. Les études de toutes sortes (économiques, sociologiques, linguistiques, artistiques, je ne peux en dresser la liste) sont aussi une ouverture permettant de susciter cet étonnement sans lequel, on le verra, il n’y a pas de véritable philosophie.4- Pour finir, il y a tous les livres des intercesseurs que sont ceux qui ont écrit sur l’histoire de la philosophie. Ils sont ceux qui, au delà de votre professeur, vous présenteront les auteurs et vous apprendront à les aimer. Certains sont particulièrement recommandables pour une découverte, Jenne Hersch, dont son livre L’étonnement philosophique demeure une porte d’entrée très éclairante, parvenant à ne pas mettre l’érudition philosophique devant la pratique philosophique elle même. On pourra aussi lire les livres d’histoire de la philosophie de Lucien Jerphagnon, au bonheur des sages, ou les dieux et les mots, par exemple, qui a l’extrême bon goût de n’avoir pas oublié que la pédagogie peut ne pas être sinistre, et qu’à trop cultiver l’esprit de sérieux, on finit par le simuler plus qu’on ne le pratique véritablement.
Ce ne sont là que des indications, les parcours sont multiples, et ce sont les livres eux mêmes qui fourniront les indications essentielles. Certains deviendront peut être particulièrement importants, tel ou tel auteur deviendra peut être un compagnon de route, un ami un peu décalé dans le temps, mais dont la voix en écho accompagnera à intervalles réguliers ce séjour dans ce monde. Tous ces livres sont des actes tout autant que des messages. Les lire consiste à observer un processus, mais à en effectuer un autre, soi même. Il n’y a donc pas de liste, il n’y a donc pas de passages obligés. Il faudra simplement éviter l’indifférence.
Illustrations tirées de l’œuvre de l’écrivain américain Ray Bradbury, Fahrenheit 451 (1953). Ce roman fut adapté au cinéma par François Truffaut en 1966. Le héros de ce récit est un pompier Guy Montag, qui vit dans un pays qui a pris la décision d’interdire toute forme de lecture, au prétexte que cette activité rendrait triste. Les pompiers ont dès lors la tâche de brûler tous les livres et de traquer ceux qui en possèdent. Guy Montag va commencer à s’intéresser à ces livres qu’il brûle, et à en sauver quelques uns pour les lire… Il n’est pas utile d’aller dans le monde romanesque ou cinématographique pour trouver des gouvernements qui ont trouvé bon de détruire des livres, pour des motifs divers. François Truffaut fait par exemple référence aux pratiques nazies dans son film. Les livres portent des idées et les répandent, ils sont à ce titre potentiellement dangereux pour des régimes s’appuyant sur des idéologies rigides. Une fois ce constat effectué, il parait d’autant plus nécessaire de les lire.